Mais je le stoppe, comme on stoppe un vêtement troué.
— Visez un peu, les gars : la bière est allemande aussi ! Le chocolat ! Et le pain ne ressemble pas à celui qu’on becte à Paris !
« Et puis il y a le coup de fil que j’ai essayé de passer tout à l’heure. C’est bien la standardiste de la poste qui m’a répondu, mais elle n’habite pas Vaucresson, je vous en fous mon billet ! Autre chose encore : nos geôliers n’avaient que de l’argent allemand dans leurs vagues. Ça m’a surpris d’ailleurs ! Tous les trois ! Rien d’autre que des deutschmarks, marrant, non ? Et puis les meubles de cette baraque, dites, vous les trouvez françouses, vous autres ?
Cette fois ils sont ébranlés et le Gros mastique au ralenti. Il se dresse et va à la fenêtre. Nous sommes dans un parc. On ne peut en dire plus pour l’instant. Les arbres sont des sapins ; ce qui n’a rien de très surprenant.
— On va z’en avoir le cœur net ! décide Béru.
Il met une tablette de chocolat dans sa poche, une autre dans sa bouche et il sort.
Je décide de l’escorter.
La propriété dans laquelle nous nous trouvons est immense. Elle couvre au moins trois hectares de forêt. Une vaste esplanade envahie par la mauvaise herbe s’étend devant la façade principale. Une fois franchie, on s’engage dans une allée qui fut cavalière mais qui est devenue, avec le débordement de la végétation, un sentier de jungle. Nous parcourons deux cents mètres environ et parvenons devant une immense grille rouillée. Une vieille cloche dont la chaîne est brisée tinte doucement dans le vent.
Au-delà de la grille il y a une route secondaire. Comme nous allons ouvrir la grille, je perçois un petit bruit de moteur et nous nous jetons derrière un buisson. Il s’agit d’un facteur. Il passe, fier comme Bar-Tabac, sur une pétrolette noire. Il porte un uniforme allemand. Je pousse Béru du coude.
— T’es convaincu, maintenant, saint Thomas ?
— Quelle histoire ! rouspète Son Ignominie ! De quel droit, je vous demande, ces salopards nous ont-ils expropriés ? Ils ont de la chance d’être morts parce que c’est le genre de plaisanterie que moi, Béru, je supporte pas ! Alors, qu’est-ce qu’on va fiche maintenant ?
Je le considère. Il n’est pas jojo, l’Affreux. Le Gros, convenons-en, n’a jamais fait la fortune des bains-douches municipaux, mais il lui arrivait de s’humecter la frime de temps à autre, et de se raser deux fois par semaine. Il trimbale un piège à macaroni qui n’est pas dans une sacoche de vélo ! Et il est aussi propre qu’un tombereau d’immondices. Je marche sur ses brisées ! Notre « sédention » à la cave n’a rien fait pour le standing de la police française.
— On va se nettoyer un peu, décidé-je, et mettre les bouts. Je ne tiens pas à déclencher un patacaisse en Allemagne avec cette histoire. Quatre viandes froides sur le carreau c’est un peu beaucoup et ça ferait un vrai turbin si les collègues découvraient que ce tableau de chasse est à moi !
— Qu’est-ce t’appelles se nettoyer un peu ? demande le Mahousse.
— Se raser et se doucher le cas échéant si l’on trouve de quoi !
— Me raser, d’accord, mais pour la douche tu peux te l’arrondir à la râpe à fromage, bonhomme ! Quand il pleut et qu’on peut pas faire autrement, la flotte, faut s’y résigner, mais de là à se fabriquer des averses personnelles !
L’ancienne gentilhommière comporte une salle de bains. Mes deux équipiers ne tolérant l’eau que dans leur pastis, je n’ai pas de peine à les convaincre de m’en laisser la priorité. Je me fais la coque depuis le bastingage jusqu’à la ligne de flottaison, ensuite je chope un rasoir électrique et je me tonds la pelouse avec application.
J’achève cette délicate opération quand des coups violents sont frappés à la porte. C’est Pinuche très excité qui fait ce ramdam. J’arrête le moteur du rasoir et je vais m’enquérir.
— Figure-toi qu’il y a un hélicoptère qu’a l’air de vouloir atterrir sur l’esplanade de la propriété ! me dit-il.
Je cavale à la fenêtre et, effectivement, j’avise le cocoptère à deux cents mètres de hauteur.
Pas de doute : ce sont les petits amis de mes défunts qui rappliquent. Que faire ? Se tailler ? Il est trop tard. Nous sommes en terre étrangère. Ils vont découvrir les cadavres et prévenir la rousse locale. Ma décision est prise en un clin d’œil. Je suis l’homme qui remplace le cerveau électronique lorsqu’il y a panne d’électricité, les enfants.
— Déblayons les cadavres en vitesse ! hurlé-je.
— Où veux-tu qu’on les mette ?
— Descendez-les à la cave, ils seront au frais.
Je passe une chemise propre que j’ai eu la bonne fortune de trouver dans une chambre voisine et je vais donner un coup de main à mes boy-scouts, tandis que l’appareil se pose sur le gazon. L’opération est délicate, because les ronces car, comme me le faisait remarquer Béru : la végétation est luxurieuse ici.
On se prend chacun un bonhomme par les cannes et on emporte les pétrifiés à la cave. Béru se paie deux voyages puisqu’il en restait un. On fourre ces gentlemen dans un réduit à charbon que je prends la sage précaution de fermer à clé.
Je perçois des appels, venant d’en haut.
— On est dans des patates ! chuchote le Gros. On s’est occupé des macchabes, mais pas des armes. On a même pas un cure-dent pour se défendre.
Je regarde autour de nous. Coincés ! comme des rats dans la cave. Les bouilles cradingues et barbues de mes compagnons me donnent une idée. Il s’agit de jouer le tout pour le tout.
— Venez ! leur enjoins-je.
Et je les pousse dans la cave où nous fûmes prisonniers.
— Quoi t’est-ce que tu comptes faire ? s’inquiète le Gros.
— À partir de maintenant la ferme ! Allongez-vous !
Ils obéissent. Déjà des pas retentissent dans l’escalier moussu de la cave. Rapidos je leur remets leurs fers. Clic-clac ! Si vous pouviez voir leur frimes vous éclateriez de rire !
J’entends des pas se rapprocher. Alors je me mets à cogner Béru, du moins à faire semblant !
Quelqu’un me dit quelque chose, en allemand !
Je me retourne et j’avise deux personnes : un homme et une dame. L’homme a la cinquantaine, il est brun, très bronzé, il porte un imperméable clair. Il a le nez pointu et le regard en coups de serpe. La femme est grande, mince, très brune. Elle a le teint bistre, des yeux très pâles. Elle a une petite cicatrice en forme de grain de café au menton et porte à son cou un étrange bijou qui représente une main d’or crispée sur un rubis de bonne taille. C’est la gonzesse qui se rendit à l’hôtel de Fouassa et dont le larbin du Danube et du Calvados Réunis me fit un portrait si vivant naguère.
Je chique au gars surpris. Et je leur souris.
— Je ne vous avais pas entendus venir ! murmuré-je.
— Qui êtes-vous ? demande la souris.
Quelque chose me dit qu’elle ne doit pas être commode. Il va falloir jouer serré. En me rasant j’ai examiné les fafs du blondinet. Je sais donc ses noms âge et qualités. (Pour l’instant sa principale est d’être mort !)
— Un ami d’Erik, fais-je de ma voix la plus naturelle. C’est moi qui ai fait le nécessaire pour amener ces types ici !
Elle traduit à son compagnon. L’autre hoche la tête.
La fille dit en fronçant les sourcils :
— Où sont les autres ?
Je hausse les épaules.
— Les autres amis ou les autres prisonniers ? J’aime autant vous prévenir tout de suite : les premiers courent après les seconds…