— Écrase, veux-tu ! riposté-je.
Moralement, je lui donne raison et je me vote une distribution de coups de pompes dans le valseur. En leur faisant coltiner le cadavre en forêt, je voulais accréditer auprès des arrivants ma version de la fuite de San-Antonio ! Ça me permettait de gagner leur confiance et d’en apprendre plus long sur cette affaire.
Mais le Gravos est dans le vrai lorsqu’il affirme que j’ai cassé le coup.
Je m’intéresse au grand gros chauve. Il paraît maussade. Je donnerais bien l’antenne de la tour Eiffel pour savoir qui il est et quel rôle il est venu jouer dans l’affaire. Pourquoi se tenait-il embusqué dans les environs avec des complices ? Pourquoi a-t-il mis le feu à l’hélicoptère ? Pourquoi a-t-il fait le siège de la propriété ? Comme ça ne coûte rien de le lui demander… je le lui demande.
Il parle français. Mal, mais suffisamment pour se faire comprendre.
— Qui êtes-vous ? demandé-je.
En d’autres lieux et en d’autres circonstances, ce monsieur se ferait un devoir de la boucler — ou de me la faire boucler — mais lorsqu’on est enchaîné aux côtés d’un type on se sent solidaire de ce type.
— Samuel Duchnock, me dit-il.
Je fais une petite plongée dans mon fichier. Ce nom me dit quelque chose. Samuel Duchnok… J’y suis ! Il s’agit d’un agent international travaillant pour le compte du réseau Arthuro, spécialisé dans l’achat et la vente de documents en tout genre.
— C’est ce fumelard qui nous a cabossés dans la forêt, trépigne Bérurier. On a à peine eu le temps de comprendre. Ils nous sont sauté dessus et nous ont refilé un terrible coup de gourmi sur la capsule ! Ah ! les tantes ! J’ai cru que le troisième étage de ma fusée se détachait !
Il incline sa bonne chère hure et me montre une aubergine de taille normale, plantée sur le sommet de sa tronche.
— Admire le panorama, San-A. !
Cher Béru ! Il a déjà oublié sa rancœur.
— Que faisiez-vous dans la forêt ? je demande à Sammy Duchnock.
— Nous nous apprêtions à investir la maison.
— Pour quoi faire ?
Il me virgule un petit sourire à base de dix-huit carats vu que ses dominos ne sont plus d’origine à lui non plus.
— Vous êtes bien curieux, commissaire !
— Au point où nous en sommes, vous pouvez parler…
— Je sais.
— La curiosité est la seule chose que je puis assouvir, pour peu que vous y mettiez du vôtre !
Il sourit encore. C’est une âme forte. Un fataliste surtout. Il a perdu et il est tranquille. Ça fait partie de son job et c’était compris dans le tarif des consommations.
— Je voulais récupérer l’autre partie des documents, fait-il.
— Racontez…
Il hausse les épaules.
— Vous raconter quoi ? Que savez-vous ?
— Racontez-moi tout, même ce que je sais. Ça me fera plaisir de l’entendre de votre bouche.
— L’affaire Simmon, vous êtes au courant ?
— Il s’est suicidé à l’Hôtel du Danube et du Calvados.
— Oui. Mais après y avoir dissimulé des documentations qu’il avait subtilisés à mon organisation.
— Quels documents ?
— Ceux-ci concernent un désherbant.
Béru se file en renaud.
— Le v’là qui se fout de not’ pipe, San-A. !
— Tais-toi ! intimé-je.
Et, me tournant de nouveau vers mon interlocuteur :
— Continuez…
— Il s’agit d’une découverte d’un savant italien. Vous lancez dix kilos de ce produit sur la Beauce et pendant quatre ans il n’y pousse plus le moindre brin d’herbe. Aucun végétal ne peut résister : pas un arbre, pas une plante !
— Ça doit être commode pour les jardins, rêvasse Pinaud. Si je pouvais en avoir un peu pour le mien…
Sammy Duchnock éclate de rire.
— Si vous en mettiez une seule pincée, votre jardin ressemblerait au crassier d’une mine. Vous vous rendez compte de la signification d’une telle découverte ? Dans le cas d’un conflit, le pays qui posséderait ce produit pourrait réduire son adversaire à la famine en un clin d’œil. Plus de blé ! Plus de fruits ni de légumes ! Plus de pâturages ! Le bétail meurt en quelques jours. C’est cela la vraie terre brûlée ! Des centaines de milliers d’hectares de terrain transformés en lave.
J’ai la gorge qui se noue.
— Vous dites que Simmon s’était approprié la formule ?
— Oui. Pour le compte des gens d’ici. Il devait la leur remettre à Paris. J’étais sur ses traces. Je devais récupérer les documents coûte que coûte, mais je suis arrivé trop tard.
— Il s’était suicidé ?
— Oui. Sur le moment j’ai cru qu’on l’avait assassiné. Mais quand j’ai su qu’il s’agissait vraiment d’un suicide je me suis mis à réfléchir et j’ai étudié le cas d’un peu plus près.
— Alors ?
— J’ai découvert que le réseau de Simmon n’était pas entré en possession de la formule.
— Qu’était-elle devenue ? demandé-je, bien que j’aie ma petite idée à ce propos.
— Mystère ! Nous sommes entrés en rapport avec Fouassa, le propriétaire de l’hôtel. Nous lui avons dit que si un pli arrivait au nom de Simmon…
— Pourquoi dites-vous « nous » ?
Duchnock sourit.
— Parce que Elsa Werbotten a agi de même.
— Et comment a réagi Fouassa ?
— En parfait honnête homme qui ne veut pas se mouiller…
— Et ensuite ?
— À quelque temps de là, l’amie de l’hôtelier…
— Mme Renard ?
— C’est cela. Mme Renard, donc, m’a contacté. Elle avait la possibilité de mettre la main sur ce que je cherchais, me dit-elle. Mais cela coûtait très cher.
— Combien ?
— Dix millions.
— C’était donné.
— Naturellement. Le réseau Arthuro a payé sans discuter…
— Et ?
— Et il n’a eu droit qu’à la moitié de la formule. Celle-ci était imprimée en code sur quatre pages de format in-8 couronne. Cette dame ne nous a fourni qu’une feuille, soit deux pages. Elle a prétendu que le reste lui serait livré plus tard.
— Vous n’avez pas essayé de… brusquer les choses ?
— Non, car nous savions que le réseau de Simmon était sur le coup. Nous préférions attendre…
— Que s’est-il passé ?
— La dame Renard a vendu l’autre moitié de la formule, soit les deux autres pages, à Elsa.
— Elle avait les dents longues. Joli coup double !
— Calcul de minable, gronde Duchnock. Nous lui aurions aussi bien payé la formule vingt ou trente millions si elle avait osé les demander ! Mais les minus sont les minus…
Je souris.
— Si bien que vous détenez une moitié de la formule et le réseau d’Elsa l’autre moitié ?
— Exactement.
— Et c’est pour récupérer l’autre moitié qu’ils ont kidnappé le père Fouassa ?
— Ça me paraît évident.
— A moi z’aussi ! affirme Béru qui a suivi attentivement les explications du prisonnier…
Pinuchet qui n’a rien dit depuis un moment nous doit une magistrale manifestation vocale. Comme il n’est pas en mesure de nous chanter le grand air de Paillasse, il se contente de balbutier :