— Voilà donc l’origine de ces fameux millions que Fouassa prétendait recevoir par la poste !
— Voilà, fais-je. Et je crois comprendre les manigances du vieux gredin…
— Quelles sont-ce ? s’informe Bérurier, le délicat lettré.
— Elles sont-ce les suivantes. Fouassa a tout dirigé, tout manigancé, mais il ne voulait pas se mouiller. Lorsque les uns et les autres lui ont fait des propositions, il les a envoyés rebondir tout en notant leur adresse. Puis il s’est mis à chercher la formule et il l’a trouvée !
— Je me demande où qu’elle était ! grogne Béru. J’ai fouillé la chambre de fonte en comble et j’ai vu ballepeau.
— Toujours est-il qu’il l’a trouvée, lui, inspecteur principal Bérurier ! Honte à vous !
— Si j’aurai pas ces sacrés bracelets aux chevilles et z’aux poignets tu verrais un peu ta douleur ! brame le suralimenté.
Je poursuis, imperturbable :
— Il a fait opérer les tractations par sa souris. Seulement, le moment est venu où les deux réseaux insatisfaits ont montré les dents. Il a compris que ça se gâtait. La situation se détériorerait de plus en plus. Il n’échapperait pas à la vindicte de ceux qu’il avait roulés. Alors un plan machiavélique a germé dans son esprit. Puisque la mère Renard avait commencé de porter le bada, elle le porterait jusqu’au bout. Lui n’était qu’un pauvre petit rentier asthmatique, dépassé par les événements.
Je me tais pour ordonner mes idées.
— Très intéressant, fait Duchnock, à mon tour de vous inviter à poursuivre.
— Fouassa, obtempéré-je, devait tenir compte de trois facteurs : votre réseau, celui de notre petite camarade Elsa… et la police. Il a commencé par aller trouver un ancien inspecteur retraité qui dirigeait une agence de police privée, et il a prétendu recevoir des millions par la poste, de façon très anonyme. Cette ruse permettait d’établir son innocence, car déjà il avait décidé de tuer sa compagne. Jamais assassinat ne fut plus minutieusement prémédité. En effet, qui donc irait soupçonner un monsieur venu se plaindre qu’on lui envoie de l’argent ! Psychologiquement c’était très fort. Il ne lui restait plus qu’à planquer son fric et à attendre le bon moment pour bousiller la vioque. Nous lui avons fourni ce bon moment par notre visite tardive. Le vol allait constituer le mobile idéal du meurtre pour la police. De plus, chacun des deux réseaux allait penser que c’était l’autre qui avait abattu la vieille intrigante. De première, non ?
— Formidable ! murmure Pinaud. Qui m’aurait dit ça ! Un homme qui semblait si…
— Ce sont les eaux dormantes qui ronflent le plus, fait Béru qui sait interpréter les vieux proverbes.
Nous faisons un moment pensée à part.
— Quelque chose a fait que la bande d’Elsa n’a pas tellement coupé dans la combine, dis-je. Je me demande ce que c’est…
Je n’ai pas le loisir de me le demander longtemps car la porte s’ouvre. Le pilote et Werner entrent, escortés d’Eisa. Ils se jettent sur Duchnock et le fouillent de fondement en comble.
— Mais non, je ne l’ai pas ! sourit ce dernier.
— Où est-il ?
— C’est Arthuro qui l’avait.
— Nous venons de fouiller son cadavre, déclare Elsa, et nous n’avons rien découvert.
Sammy secoue sa belle dragée rose, un peu cabossée.
— Sans doute l’avait-il mise en lieu sûr.
— Sûrement pas. Il la lui fallait pour vérifier qu’elle concordait bien avec la deuxième partie qu’il escomptait trouver ici…
— Je ne suis pas en mesure de vous renseigner, fait Duchnock.
— Il le faudra bien, cependant, riposte Elsa, avec un petit rire qui donnerait des frissons à un cobra adulte.
Elle dit je ne sais pas quoi à ses bonshommes qui eux savent quoi. Et voilà qu’on nous remonte tous en haut, mais après nous avoir enchaînés les uns aux autres et nous avoir lié les mains dans le dos. Notre défilé rappelle cruellement le départ des collégiens pour Cayenne. Néanmoins je préfère remonter. J’ai horreur de moisir dans la cale du barlu. A la lumière du jour la vie se fait plus engageante.
Ces messieurs au salon !
Werner a repris ses outils d’avant l’attaque du château : seringue, ampoule, etc.
Seulement, cette fois, c’est de Duchnock qu’il s’approche. Elsa dénude le bras de l’agent secret, ainsi qu’elle le fit pour moi. L’aiguille s’enfonce dans la viande de notre camarade de captivité. Il y a un grand silence. Tout le monde regarde Duchnock. L’attitude du gars force l’admiration. En voilà un qui sait subir les mauvais instants. Il est un peu pâlichon ; mais son maintien reste ferme, Et puis, brusquement, au bout d’une vingtaine de secondes, une rupture se fait en lui. Ses yeux s’agrandissent, sa bouche s’entrouve et un cri affreux jaillit de sa poitrine. Jamais la douleur humaine n’a eu une telle voix pour s’exprimer. Le hurlement reprend. Tout son être tremble. Il est agité de soubresauts abominables. Ses traits se convulsent, ses yeux se révulsent.
— Du feu ! hurle-t-il. C’est du feu ! Arrêtez ! Arrêtez !
La sueur coule sur son front. Il vieillit à toute allure. On dirait qu’on assiste à un digest de la vie d’un homme. Il se recroqueville. Ses rides se creusent profondément. Il fond. Il se rétrécit. Il blanchit. C’est effroyable à voir.
— Non ! Non ! supplie-t-il.
Et le cri vient…
— Achevez-moi !
C’est une supplication démentielle. La plus terrible que j’aie jamais entendue.
— Par pitié ! Achevez-moi ! Achevez-moi !
— Finissez-le, bon Dieu ! lancé-je, exaspéré !
— Cloquez-lui une olive dans le chignon, tas d’œufs pourris ! renchérit son Enflure.
Pinaud s’y met aussi :
— Gredins ! Voyous ! Criminels ! Sans-cœur !
Fräulein Elsa semble s’amuser comme une petite folle.
— Parlez ! enjoint-elle. Parlez et vos souffrances prendront fin.
— Oui, oui, tout ce que vous voudrez ! Tout ! Mais vite, arrêtez !
— Où sont les documents ?
— C’est Arthuro qui les avait !
— Seulement il ne les a plus. Que sont-ils devenus ?
— Je ne sais pas. JE NE SAIS PAS !
Comment douter de sa sincérité en un pareil instant ? IL NE SAIT PAS !
— Il les aura cachés dans le bois avant de donner l’assaut à la maison, suggéré-je.
Elsa hoche la tête.
Puis elle traduit ma réflexion aux deux autres. Ces derniers sortent tandis que Duchnock continue de se tordre dans ses liens et de supplier qu’on achève de prendre sa misérable vie.
Ses souffrances ne font qu’augmenter. Cela dure un bon quart d’heure. C’est insoutenable. Je donnerais ce qui me reste à vivre pour que cela cesse. Et puis Dieu a enfin pitié de lui. L’espion se tait brusquement et sa tête s’abat sur sa poitrine. Son cœur vient de flancher.
— Vous y passerez tous aussi, promet Elsa. Dès que le patron sera arrivé ! Je vous le promets.
— Dites, demande Bérurier. Les hélicoptères, vous faites l’élevage ou quoi ?
Voici plus d’une heure que nous moisissons au salon devant le cadavre maintenant violacé de Duchnock. Le pilote et Werner ne sont pas encore de retour. Elsa fume cigarette sur cigarette en arpentant nerveusement la pièce. Elle éteint ses mégots sur nos visages et nous ressemblons à des emballages de pâtes Lustucru (aux œufs frais).
Un formidable ronron retentit depuis un moment, qui ne fait que croître et embellir. Et un deuxième hélicoptère se pose à une centaine de mètres de la carcasse calcinée du premier.