Béru sort en haussant les épaules, reniflant, disant qu’il libère sa vessie surmenée contre ma personne, boutonnant son pantalon et claquant la porte.
Mon index expert feuillette l’annuaire des bigophones à la lettre F. Agilité, précision, douceur sont les principales qualités dudit index qu’apprécient particulièrement le voyageur perdu auquel il désigne la bonne route, et la dame esseulée dans une salle de cinéma où l’on projette un film nouvelle vague (à l’âme).
Chose curieuse, je ne trouve pas un seul Fouassa dans le trop copieux ouvrage où se trouve résumé l’essentiel du curriculum de mes concitoyens, à savoir, leur nom, leur adresse, leur profession et leur numéro de téléphone. Je me jette after sur l’annuaire Genévoix et je me consacre particulièrement à la coquette cité de Vaucresson, dont le nom est un menu à lui tout seul. Je n’y trouve que mon Fouassa à moi. Il est décidément tiré à exemplaire unique, ce citoyen. Me voici fort embarrassé. Je sonne le rouquin du labo, et je lui demande de descendre. Voilà tout à coup que je m’emballe sur cet os, les gars. Et vous me connaissez : quand le ravissant San-A. prend feu pour un mystère, il n’a de cesse de l’avoir éclairci.
Entré de Magnin. Dans sa blouse blanche, on dirait un cierge allumé. Sa chevelure flamboie et ses taches de rousseur poudroient. Il n’y a que bibi qui merdoie.
Pour la seconde fois en dix minutes, je raconte l’histoire fouasseuse à Magnin. Il ouvre des yeux comme la grande rosace de la cathédrale de Sartre.
— For-mi-da-ble ! résume-t-il.
— Avouez que voilà du pas banal !
— Vous l’avez raconté au Vieux ?
— Non, j’ai du travail en ce moment[1] et il collerait cette affaire à un autre service.
— À la vérité, on ne peut pas appeler cela une affaire, souligne Magnin. Aucun délit n’a été commis. Après tout, il est permis de faire des dons à ses contemporains, même des dons de quatorze millions.
Nous restons un bout de moment à nous examiner le fond de l’œil comme deux oculistes se cherchant mutuellement des lésions dans la rétine, puis je pousse vers le technicien les papiers d’emballage et les biftons.
— Voici les seuls documents que je possède, Magnin. Je ne pense pas qu’ils puissent nous éclairer, pourtant examinez-les de près. On ne sait jamais.
Là-dessus, la journée touchant à sa fin et moi à ma faim[2], je serre la louche du rouquin et je descends.
Devant la Grande Cabane il y a un rassemblement. Des rires, des cris, des imprécations, des exclamations, des interjections, des vitupérations et des aboiements. Je fends la foule et je découvre le preux Béru dans l’une de ces situations extravagantes dont il a le secret. Il tient en laisse un formidable saint-bernard qu’il prétend vouloir faire pénétrer dans un taxi. Mais le cabot s’y refuse et, pour bien affirmer son hostilité, il compisse soigneusement la carrosserie du bahut. Il a dû boire de la bière et stocker depuis huit jours car ça n’en finit plus. Le chauffeur, un Russe blanc pas lavé, proteste et refuse cette ahurissante clientèle.
Bérurier lui objecte en termes épicés que les chiens ont le droit de rouler en taxi. Le prince Boufzilof répond que les chiens peut-être, mais en tout cas pas les veaux. Naturellement Bérurier le traite de « veau-toi-même » ; ce qu’entendant, le chauffeur quitte son siège et vient assurer un shoot à la Kopa dans le valseur du clébard, lequel, oubliant que sa destination originelle est de sauver les hommes, s’empresse de croquer le fond de culotte de celui-ci. Le Russe réclame la police. Bérurier lui apporte immédiatement satisfaction en lui montrant sa carte.
Le chien se remet à arroser la voiture que voilà toute proprette d’un côté. Quatorze personnes se frappent les cuisses. J’interviens alors :
— Qu’est-ce que c’est que ce circus, Gros ? Tu prépares un numéro pour le Gala de l’Union ?
— Je veux rentrer chez moi, voilà tout fulmine le Mahousse.
— Avec ce mammouth ?
— Tu le reconnais pas ?
Je considère le saint-bernard et secoue la tête.
— Non, c’est quelqu’un de ta famille ?
— C’est le sarah-bernhardt qu’on avait ramené de Suisse y a trois ans, rappelle-toi z’en !
— Mais je croyais que tu t’en étais débarrassé ?
— Je l’avais offert à mon neveu, mais il vient d’avoir un bébé, et le sarah-bernhardt cherchait des noises au mouflet. Je suis obligé de le reprendre. Seulement pour rentrer chez moi, je ne sais pas comment faire. Ce bestiau ne veut pas voyager en voiture fermée.
« Il est comme la reine d’Angleterre : il lui faut le landau découvert.
Pendant que nous discutions, le taxi s’est sauvé sans demander son reste ni le montant de la prise en charge.
— J’ai ma MG. décapotable, si tu peux le faire tenir sur tes genoux, je veux bien te rentrer.
Le Mahousse chiale de reconnaissance. Nous composons alors un équipage digne de solliciter l’intérêt. Imaginez la petite voiture découverte, avec le Gravos dedans, ce qui est déjà beaucoup, et tenant contre lui ce clébard format anormal qui ressemble à Bismarck. On se présenterait au concours de l’élégance automobile d’Enghien-les-Bains, on serait certain de décrocher la timbale.
CHAPITRE II
Comme je viens d’achever mon île flottante, je pense brusquement que le vieux Pinaud ne m’a pas rappelé ainsi que je lui avais demandé de le faire. Je décide donc de lui tubophoner moi-même personnellement en chair et en os, et tandis que Félicie, ma brave femme de mère, débarrasse la table, je compose le numéro du Fossile. C’est la voix geignarde de la mère Pinuche qui vient me chatouiller les trompes.
— Votre vieux bonhomme est-il là ? je demande après avoir décliné tour à tour mon nom et une invitation à dîner.
— Je l’attends, fait la douairière, il n’est pas encore rentré.
— Dès qu’il sera là, dites-lui qu’il m’appelle à mon domicile.
— Je n’y manquerai pas.
À l’instant où je raccroche, une petite toux catarrheuse se fait entendre et je voix radiner Pinuche. Il gravit le perron, essuie scientifiquement ses semelles au paillasson décoré de mes armoiries, et ôte son bada acharien pour saluer très bas M’man.
— Je viens pour qu’on cause, m’avertit-il, j’ai pas pu téléphoner car à la suite de notre visite, Fouassa a fait une crise d’asthme carabinée et j’ai dû l’emmener au pharmacien d’abord, et à son domicile ensuite.
Félicie s’inquiète :
— Vous n’avez pas dîné, monsieur Pinaud ?
Pinaud répond que non mais qu’il peut attendre, car il a un tout petit appétit. Ils sont tous comme ça dans sa famille, de père en fils. Ils ont l’estomac délicat. D’ailleurs son grand-père est mort d’un cancer à cet endroit, et si son père n’avait pas été terrassé par la grippe espagnole, il se serait fait lui aussi un devoir de périr de l’estomac.
Il finit néanmoins par accepter un reliquat de thon en salade, une portion de blanquette de veau, un morceau de gorgonzola et le reste de l’île flottante.
Tout en prenant des calories, il me parle de son client.
Pinuchet s’est livré à une enquête discrète à propos du bonhomme et ce qu’il a appris confirme l’impression que j’avais. Fouassa a mené une existence sans histoire. Fils d’hôtelier, il a pris la succession de son père au retour de son service militaire. Il s’est marié, est devenu veuf cinq ans plus tard sans avoir fait souche et a vécu une vingtaine d’années confiné dans son établissement, culbutant quelques filles d’étage lorsque la nature l’exigeait. Puis un jour il a vendu l’hôtel et s’est retiré en gardant comme gouvernante une caissière qu’il employait depuis plusieurs années, à toutes faims utiles.