— Tu la connais ? questionné-je.
Pinaud renverse une louche de crème vanille sur son beau complet ex-neuf, la consomme à la petite cuillère avec la résignation que vous savez, et hoche la tête.
— Je l’ai vue une fois. C’est une personne bien : la cinquantaine, pas mal, le genre sérieux.
— Tu as enquêté de son côté ?
— Rien à dire ni à redire. Son mari est mort en déportation. Elle a un grand fils qui est maître d’hôtel sur la Transat.
— Elle pieute avec l’asthmatique ?
— Probablement, mais ne soyons pas mauvaise langue !
Brave Pinuche ! L’innocence vieillie !
— Depuis plusieurs semaines tu es là-dessus, tu as bien dû te faire une opinion ?
— Je m’en suis fait plusieurs, déclare le Vénérable, ce qui équivaut à ne pas s’en faire du tout.
— Bien parlé, ô sage des sages !
— Au début, dit-il, j’ai cru que Fouassa était fou. Ensuite, je me suis dit qu’un de ses parents était mort en lui laissant une grosse fortune que, pour des raisons inconnues, on lui faisait parvenir par bribes…
Il s’arrête.
— Mais rien ne tient. C’est le mystère. San-Antonio. LE MYSTÈRE !
— Si nous rendions une petite visite à Fouassa ? suggéré-je.
— Quand ?
— Tout de suite. C’est presque un voisin. Vaucresson est à huit kilomètres d’ici.
— Pour quoi faire ?
— Pour renifler. Quand dans une enquête on ne possède aucun élément positif, on essaie de fonctionner à l’atmosphère, méthode Maigret, Pinuche. Tu bois un verre de bière en regardant le dargeot de la patronne du bistrot et tu piges tout. Voilà trente ans que Simenon nous explique ça.
— Eh bien, allons-y, soupire-t-il. Moi qui en arrive justement !
L’allée des Chevreuils est une voie résidentielle, bordée de coquettes propriétés.
— Voilà ! dit Pinuche. La maison normande, là, à droite.
Un mur bas, un portail de bois aux pentures de fer forgé, une pelouse au fond du jardin, une ravissante demeure dont la façade s’orne de poutres apparentes…
On sonne.
Une voix caverneuse retentit au bout d’un instant qui demande quoi t’est-ce. Je remarque alors la petite grille de cuivre d’un parlophone au-dessus de la sonnette.
— C’est M. Pinaud, bêle le superflu.
Un déclic ! La porte s’ouvre. Nous remontons une gentille allée semée de gravier rose qui crisse sous nos pas.
— Dis, il l’a vendue un bon prix son usine à dorme, le père Fouassa, murmuré-je. Jolie propriété !
La porte principale est ouverte et, dans le rectangle de lumière dorée, une silhouette massive nous attend. À mesure que nous en approchons, j’en délimite les contours et je finis par identifier une femme. Solide gaillarde ! Bâtie comme un grenadier, presque aussi moustachue, avec du poil aux jambes et l’air de ne pas tolérer qu’on se mouche dans ses rideaux.
— C’est la darne que je t’ai causé, annonce Pinuche. Voilà le commissaire San-Antonio, madame !
Ces présentations sommaires accomplies, la matrone me propose une main grande comme le rond-point des Champs-Élysées. J’y laisse choir la mienne avec appréhension, et j’ai raison d’appréhender car la digne ogresse me la broie. C’est le genre de personnes qu’on ne peut saluer qu’accompagné de son rebouteux. Je me masse subrepticement phalanges et phalangettes et nous pénétrons dans un living à l’ameublement plutôt rococo.
— Vous avez du nouveau ? s’inquiète l’ogresse.
— Pas z’encore, s’excuse Pinuchet. Mon ami le commissaire San-Antonio avait besoin de certaines précisions. M. Fouassa est là ?
— Il est au lit.
— Ça ne va toujours pas depuis tout à l’heure ?
— Un peu mieux, ses pulvérisations l’ont soulagé, mais quand il prend une crise il en a bien pour la journée, le pauvre. Je vais le prévenir de votre visite…
D’un geste autoritaire, elle nous désigne les sièges disponibles puis s’éclipse. Au lieu de m’asseoir je fais le tour de la pièce.
Elle est aussi morne et conventionnelle que Fouassa lui-même. C’est bien le logis d’un médiocre rentier. Je conçois que cette histoire d’argent mystérieux doit perturber l’existence de ce cher homme.
— C’est sa gouvernante ? demandé-je en montrant d’un geste vague la porte par laquelle vient de disparaître l’ogresse.
— Oui. Pas mal, hein ?
— Un peu fluette pour être une cathédrale, mais trop massive pour être une tour, décrété-je.
Pinuche hausse ses robustes épaules de cigogne frileuse.
— Tu n’as pas changé, murmure la chère relique, avec toi, si les personnes du beau sexe ne ressemblent pas à des couvertures de magazines, tu te gausses d’elles impitoyablement.
La télé fonctionne, mais à notre coup de sonnette, l’ogresse a dû baisser le son. C’est à peine si on perçoit un murmure.
Je tourne le bouton affecté à l’intensité sonore. Grâce à ce minuscule geste, la voix chaude de l’Élysée-Montmartre retentit. Sur un ring, deux gros messieurs bedonnants se font des clés d’ut et se balancent des manchettes tandis qu’un public discret les traite de fumiers et invite l’arbitre à se rendre d’urgence aux toilettes. Quelques agrumes passés pleuvent sur les antagonistes.
Le plus gros prend le nombril de l’autre dans ses dents pour le dévisser, mais ledit autre se tire de ce mauvais pas en martelant la calvitie de son adversaire à coups de talons. Les deux hommes se redressent. On dirait deux gorilles déguisés en catcheurs. Ils ont des physionomies susceptibles de provoquer des accouchements prématurés et de guérir le hoquet.
— On a nous aussi la télé, m’apprend Pinaud, mais depuis quelques jours elle est détraquée. Paraîtrait que c’est le tube catholique qui flanche…
Je remarque que deux fauteuils font face au téléviseur. Sur l’accoudoir de l’un d’eux se trouve un cendrier dans lequel fume une cigarette. L’ogresse se rinçait l’œil devant le petit écran. Les catcheurs, ça doit l’exciter. Je l’imagine très bien en catcheuse, d’ailleurs. Les doubles Nelson, les ciseaux, les écartèlements, les manchettes, les coups de pied à la lune, c’est son fief à cette dame. Elle a le bras musclé et le bassin aquitain. Quand, au cours d’un pique-nique, elle s’assied sur un journal, c’est la lune sur cinq colonnes !
Je commence à me gondoler tout seulâbre. Ça me prend parfois. Je me raconte des histoires que je ne connais pas et me voilà parti dans la marrade. Mais mon amusement est stoppé par l’arrivée d’un train. Un très court instant j’ai l’impression de me trouver à un passage à niveau. Je me jette en arrière et Fouassa fait son entrée. Sa crise d’asthme est loin de l’avoir quitté. Il marche, courbé en deux, en se comprimant la poitrine. Sa respiration fonctionne à toute vibure. À ce rythme-là, son palpitant va couler une bielle. Il nous salue d’un mouvement de tronche et s’abat dans un fauteuil. Puis il prend dans la poche de sa robe de chambre un petit flacon dont le bouchon s’agrémente d’une poire en caoutchouc et il se file un coup de vaporisateur dans le tuyau d’échappement. Peu à peu, son souffle se fait moins violent.
— C’est l’escalier, bredouille-t-il.
— Il ne fallait pas vous déranger, dis-je apitoyé. Nous aurions pu monter jusqu’à votre chambre.
Il nous sourit, esquisse un geste vague.
— Un de ces jours j’y resterai, prophétise Fouassa. Vous vouliez me parler ?
— J’aimerais jeter un coup d’œil aux autres billets, dis-je. Est-ce possible ?