Pinaud murmure :
— As-tu remarqué, San-A., que la pelouse est jonchée de billets de banque ?
— De billets de banque ? s’étonne le pauvre Fouassa.
— Où est le coffre dans lequel vous entreposiez les millions ? questionné-je.
— Au premier, dans mon bureau.
Je quitte le living sans mot dire et je grimpe à l’étage supérieur. Une rapide investigation me fait découvrir la chambre de Fouassa, celle de feu sa gouvernante (les deux ne sont séparées que par une salle de bains) et enfin le bureau du rentier asthmatique. Un coffre-fort s’y trouve en effet, mais sa lourde porte est aussi béante que la bouche d’un monsieur qu’on opère des amygdales. Les rayons du meuble blindé sont vides. Un bif de dix raides traîne par terre… Perplexe, San-Antonio s’assied sur le coin du bureau et fait ce que font tous les miroirs normalement constitués : il réfléchit[5]. Il cherche à comprendre, San-A., c’est normal, non ? Il se dit que la mère Renard ne devait pas avoir la blancheur « Machin ». Il se dit encore un tas d’autres choses édifiantes et redescend.
Le père Fouassa a voulu aller auprès du corps de sa bien-aimée et il chiale tant que ça peut, au point que les clébards du quartier, compatissants, hurlent à la lune.
— Ma Madeleine ! Ma Madeleine ! asthmatique-t-il.
En attendant, c’est lui qui chiale comme une Madeleine ! Il pétrit le corps tant aimé dans ses mains tremblantes et son souffle se remet à débloquer. On a toutes les peines du monde, Pinuche et Bibi, à l’arracher de sa nana. Tandis que Lapinaud-des-champs l’entraîne vers the house, je me penche sur la dame et je lui regarde la bouche. Puis je frotte le coin de mon mouchoir sur ses lèvres, et je constate que son rouge ne tient pas, comme la plupart des rouges à lèvres d’ailleurs. Je bombe jusqu’au living et je m’empare de la cigarette posée sur le cendrier. Aucune trace ! Alors là, les gars, c’est de l’indice ou je ne m’y connais pas, hein ? Vous mordez le topo ? Non ? C’est donc que vous avez comme je m’en gaffais une diarrhée de lapin à la place du cerveau. Gambergez un chouïa, que diable ! Ou alors faites cadeau de vos cellules grises à des abeilles, elles y déposeront leur miel ! Suivez ma démonstration, et fermez la bouche, ça crée des courants d’air ! Puisque cette cigarette n’est pas maculée de rouge à lèvres, c’est que ça n’est pas Madeleine-la-moustachue qui la fumait. Ça ne pouvait pas non plus être le père Fouassa, auquel son asthme interdit ce genre de sport, hmm ? Conclusion : il y avait une troisième personne dans l’hacienda.
Vous êtes cloués, hein ! Attendez, la démonstration du magnifique San-A. n’est pas terminée, j’ai encore trente mètres sur le porte-bagages, mes fils. Je vais essayer d’imaginer la scène. Avant que nous n’actionnions la sonnette du père Fouassa la situation se présente de la manière suivante : papa Fouassa est au plumard, en pleine crise. En bas, sa souris regarde du catch à la télé en compagnie d’un monsieur que nous appellerons « X » pour la commodité du transport. Cet « X » est en train de traficoter quelque chose avec la dame. Et ce quelque chose, je suis prêt à vous parier une nuit de noces à Prague contre réouverture d’un compte chèque postal que c’est le kidnapping des quatorze brisques. Nous arrivons. Le copain de Mme Renard se prend par la main et va se planquer. La vioque nous accueille, nous introduit et dit qu’elle va prévenir le chpountz. Elle va le prévenir. Mais elle prévient aussi son ami « X ». Vous mordez toujours, mes petits constipés du bulbe ? Je peux continuer ? Vous êtes sûr de ne pas vous faire une hernie à la cervelle ? Vu ! Notre venue tardive affole le complice. Il se dit que c’est le moment de griffer le pognon, car icelui risque fort de lui passer devant le nose en lui envoyant des baisers. Il le dit à la mère Renard qui monte ouvrir le coffiot et s’empare de l’artiche chaud. Seulement, une fois dans le jardin, y a turbin maison entre les deux personnages. « X » chope une bêche plantée à promiscuité et casse la soupière de sa bien-aimée. Elle n’est pas cannée. Il la finit au cure-dent parce que ça urge, ramasse les talbins en hâte et s’esbigne. Fin du chapitre premier. Ça se tient aussi bien que la poitrine de Marilyn Monroe, non ?
— Dites voir, monsieur Fouassa, votre… dame de compagnie, entre autres combinaisons, possédait aussi celle de votre coffre, je suppose ?
— Je n’avais rien de caché pour Mme Renard. C’était une femme de grand mérite…
Il sursaute.
— L’argent ! fait-il. Voudriez-vous dire…
— Oui, il s’est envolé et la porte de votre coffre bâille comme l’auditoire d’un conférencier parlant de la lutte contre l’alcool. Maintenant je voudrais vous poser une autre question : Mme Renard recevait-elle parfois des visites ?
— Oui, de temps à autre son fils venait la voir…
Je file à Pinuche mon regard 69 bis, celui que je n’utilise que dans les circonstances graves.
— Était-il là ce soir ?
— Non, il est venu la semaine passée. En ce moment il navigue sur le France.
— Personne d’autre ne visitait votre… heu… gouvernante ?
— Absolument personne.
— Ce soir vous n’avez eu aucune visite ?
— Non, monsieur le commissaire, aucune.
L’arrivée du médecin met fin à l’entretien. Le pauvre toubib est entré sans sonner et il a buté dans le cadavre de Mme Renard. Il fait un foin du tonnerre. Je le rejoins et le mets au courant de la situation.
— Vous ne pouvez plus grand-chose pour cette dame, occupez-vous plutôt de Fouassa, conseillé-je.
Mes collègues du commissariat s’annoncent aussi. Je me farcis une seconde narration. C’est bientôt le branle-bas (comme disait un cul-de-jatte) dans la volière. J’en profite pour m’isoler avec le révérend Pinaud et pour faire le point. Il écoute gravement ma théorie, mais au lieu d’opiner (bien que ça ne soit plus de son âge) il hoche sa tête en coin de rue incendiée.
— Écoute, San-A., y a sûrement du vrai dans tes suppositions… mais…
De l’ongle il expulse un peu d’écaille qui s’est formée au coin de ses yeux, arrache un rien de jaune d’œuf bloqué dans sa moustache et continue :
— Dans l’hypothèse d’un visiteur, il serait venu comment ? Il n’y avait aucune voiture stationnée dans la rue lorsque nous sommes arrivés. Et la gare est loin d’ici…
Je me renfrogne. Il a raison. Un visiteur clandestin, car n’oublions pas que « X » se trouvait ici clandestinement, possédait fatalement un moyen de locomotion… À moins… À moins qu’il n’habite tout près !
Je le dis au Gâteux. Là encore je n’obtiens pas sa pleine approbation.
— Y a tout de même une chose qui me chiffonne, fait-il.
— Raconte !
— Tu causes d’un visiteur clandestin. Clandestin parce que Fouassa ignorait sa présence chez lui, d’accord ?
— Oui, et après ?
— Tu te vois, toi, rendant visite à une dame, en cachette du patron de la dame, et t’installant devant un poste de télévision, la cigarette au bec, tandis que le patron qu’on cause est juste dans la pièce au-dessus ?
Il a raison, Pinuchkoff, c’est invraisemblable. Je suis une crêpe dédaignée par Suzette pour ne pas avoir pensé cela tout seul. J’étais tellement excité par ma trouvaille à propos de la cigarette et du rouge à lèvres !
L’Imperturbable à son tour se livre à une démonstration confondante de logique.
— De trois choses l’une, décrète-t-il. Ou la dame fumait et c’est seulement à notre coup de sonnette qu’elle s’est mis du rouge à lèvres. Ou Fouassa fumait. Ou il y avait bien un visiteur, seulement ce visiteur n’était pas clandestin du tout.