Valse lente chez Béru. La radio diffuse un air qui flanquerait le cafard à un fabricant de poudre hilarante. Je sonne, et c’est une guenon qui vient m’ouvrir. Une guenon avec une voix de pintade enrhumée. Imaginez un être grand comme ça, et même un peu plus petit, avec la poitrine creuse, bien que cet être appartienne au beau sexe, des cheveux Louis XIV, des pommettes en avance sur le progrès, des yeux comme deux glaves de phtisique et une bouche mal fermée sur un dentier Louis XV. Les jambes sont Louis XVI et les bras Louis XII, l’ensemble n’est donc pas sans évoquer l’image de Louis X, dit le Hutin. Je crois m’être gouré d’étage, mais le barrissement de la Baleine, off, calme mes craintes. Il est rare d’entendre barrir une baleine, j’en conviens, pourtant il n’est pas d’autre terme susceptible de qualifier la clameur qui s’échappe des poumons généreux de B.B.
— Qu’est-ce c’est ? clame la Gravosse.
— Un m’sieur, répond la guenon.
— C’est au sujet d’à propos de quoi ? demande la délicieuse Berthe.
— J’sais pas, explique la guenon.
— Demandez-y ! conseille le Cétacé.
— Je vais z’y demander, certifie la guenon.
En en effet elle me demande « au sujet d’à propos de quoi que c’est ». J’y réponds que c’est à propos de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os et j’entre en plaquant la guenon contre la cloison. Je me propulse jusqu’à la cuisine. J’y découvre Berthe Bérurier, en combinaison arachnéenne, hélas, hélas, hélas, prenant un bain de pieds de moutarde dans une bassine aussi fumante que le Vésuve en rogne. Ses jambons à l’air ne font pas vrai. On se croirait dans un cauchemar en technicolor sur écran large. La Mammouthesse écarte le nuage de vapeur qui l’enrobe et me virgule un sourire épais comme de la gelée de groseille.
— Tiens ! C’est notre cher commissaire !
Elle me désigne à sa guenon et me présente :
— C’est lui qu’on cause toujours…
Et à moi :
— Voilà Héloïse, ma nouvelle bonne !
Une bonne ! Les Béru ! Dans leur hhhantre !
Je m’incline devant la nouvelle Héloïse.
— Rajoutez-moi de l’eau chaude et sortez le pâté en croûte du frigo ! ordonne Mme Bérurier. Vous en prendrez bien une tranche, commissaire ?
Le commissaire objecte qu’il n’est que neuf heures du matin et allègue un croissant récemment consommé pour refuser le pâté.
B.B. se met à tortorer seulâbre. Elle m’explique, la bouche pleine, que ce bain de pieds est destiné à hâter la circulation de son sang. Je lui suggérerais bien d’utiliser plutôt un accélérateur hydraulique, mais je redoute qu’elle ne s’étouffe.
— Votre étalon est-il là ? je demande.
— Et comment ! fait-elle. En plein traitement. Figurez-vous, cet endoffé voulait descendre jusque z’au café d’en bas ce matin. J’y ai dit ma façon de voir les choses. La santé c’est comme les allumettes : faut pas jouer z’avec. Il est là pour se soigner, il se soignera ! Si vous voudrez le voir, vous n’avez qu’à z’aller dans la chambre. Je crois qu’il repose…
Je vais donc jusque z’à la chambre. Dans une pénombre propice au repos ou à la méditation, Béru est affalé à plat ventre sur le lit. Nu. Il ne bouge pas. Il ronfle. Son impressionnant fessier, généreusement offert aux convoitises humaines, ressemble aux montagnes Rocheuses. Quelque chose de blanc est piqué dans le Grand Canyon du Colorado : un thermomètre. Je donne une chiquenaude à l’instrument, et les vibrations se communiquent jusqu’aux régions inexplorées des Rocheuses. Béru bâille, et se retourne sur le dos. Il fait jouer ses clignotants, re-bâille, et m’identifie.
— Tiens, San-A. !
— Tu prenais ta température ? dis-je gentiment.
— Oui.
— Je te fais remarquer que tu as toujours le thermomètre en ordre de marche.
— Ah ! fait le Gravos sans s’émouvoir, je me disais aussi…
Il risque une opération de récupération, mais celle-ci n’aboutit pas[6].
— M… ! je l’ai avalé ! tonne son Importance. Qui c’est qui m’a foutu des thermomètres z’aussi minuscules et aussi glissants ! C’est traitre : ça se faufile, cette saloperie-là !
— Tu devrais te faire faire un thermomètre à crampons, conseillé-je.
Il tente un nouvel effort, essuie (en attendant mieux) un nouvel échec et appelle à la cantonade :
— Héloïse !
Apparition de la gente guenuche.
Le Gros lui explique son drame. Il demande à la soubrette de mettre tout en œuvre pour récupérer le thermomètre baladeur. Celle-ci examine le problème d’un peu près et déclare qu’elle se fait fort de le résoudre. Pour ce faire elle va quérir la pince à sucre à ressort des grands jours et commence l’opération sans anesthésier son patient. Etienne Lalou verrait ce travail, il radinerait avec ses caméras. EN DIRECT du dargif de Béru, ça paierait, non ? En Eurovision, s’il vous plaît !
La guenon pousse un cri de triomphe !
— Je l’ai ! dit-elle.
Et elle annonce :
— 36,9 ; c’était pas la peine de l’enfoncer pareillement !
— Tu as une soubrette à toute épreuve, remarqué-je.
— Tu permets, ronchonne Béru, ses huit mille francs par mois faut qu’elle les gagne tout de même, non !
— Où as-tu déniché cette perle ?
— À la cambrousse. Elle marnait chez un vieux bouseux veuf qui lui refilait quinze cents balles et qui se la cognait par-dessus le marka ! Moi, promu inspecteur principal, j’ai besoin d’une bonniche pour tenir mon rang, fatal ? Alors je fais des propositions à Héloïse. Ce qui la retenait c’était qu’elle aime pas la ville. Mais l’appât du gain et mon sourire enjôleur ont z’agi, quoi.
Il se penche par-dessus sa chaloupe de débarquement pour saisir le journal froissé jonchant la carpette élimée. Il se penche trop et se retrouve les quatre fers en l’air, vitupérant comme un charretier qui a paumé une roue. Je l’aide à reprendre place dans sa Super-Plumard décapotable à double pot d’échappement.
— Je suis pas fait pour la vie de régime, soupire Béru. Si je te causais que Berthe a détracté l’état d’urgence ? Cette v… — là me fait bouffer de la légume bouillie et du riz à l’eau pendant qu’elle se tortore du mets délicat, style choucroute garnie, sous mes yeux. Je veux pas être méchant, San-A., mais elle y prendrait du plaisir à me faire tirer la menteuse que ça m’étonnerait pas.
— Tu vas devenir pin-up, Gros, promets-je pour embellir son frugal présent.
— Je serai jamais une couverture de revue pour tailleurs, renonce le Gros. Chacun son casier dans la vie. Mon rayon à moi c’est celui du Juliénas et du bœuf gros sel ; la salade au citron, c’est bon pour Miss Tringle-à-rideaux. Un inspecteur principal a besoin de calorifères. C’est pas avec du jus de carotte que tu peux te payer les deux cents kilos à l’épaulé-jeté.
Il caresse nostalgiquement ses belles épaules d’orang-outan, couvertes de poils et de cicatrices. C’est pas un frugivore, Béru. Dans son pucier ravagé, avec son énorme bedaine où zigzaguent les vestiges de ses multiples laparotomies, avec sa barbe profuse, son œil désabusé et sa bouche en forme de ventouse-à-déboucher-les-éviers, on dirait un monstrueux roi fainéant ou une vache crevée, au choix.
6
Je sais que cette partie de l’ouvrage peut choquer, aussi je conseille les esprits chagrins de sauter carrément le paragraphe qui va suivre.