— Tu as demandé à me voir, ô sublime ami ?
— Ouais, passe-moi le machin froissé que je m’ai cassé la gueule en essayant de le ramasser.
— Cela s’appelle L’Aurore, dis-je en récupérant le journal.
Il sélectionne la première page, celle où s’étale la photo de dame Renard.
— Je voulais te dire que je connais cette rombière, fait-il. J’ai lu l’article et je m’ai dit que ça pourrait peut-être apporter de l’eau à ton moulin…
— Vas-y, je suis tout ouïe.
— C’est l’an dernier que j’ai rencontré cette mémé. Elle était caissière dans un hôtel près de la gare de l’Est.
— En effet. Et dans quelles circonstances l’as-tu connue ? Serais-tu allé grimper une sœur dans sa taule ?
Béru prend une expression terrorisée.
— Cause pas si fort ! supplie-t-il. Si Berthe qu’à l’oreille fine t’entendrait ce serait tout un drame : elle est jalmince comme une tigresse ! Non, c’est pas à titre privé que j’ai connu la bonne femme, mais en enquêtant. Tu te rappelles de l’affaire Simmon ?
— Le matelassier ?
— T’es cloche, je te jure ! Non, tu peux pas te rappeler, biscotte t’étais à l’étranger quand c’est que ça s’est produit. T’as entendu parler de Rudolf Simmon ?
— L’agent secret ?
— Yes. Il est mort l’an passé. Il s’est empoisonné à l’hôtel où que travaillait la mère Renard.
Je dresse haut l’oreille. Voilà qui commence à m’intéresser.
— Voyez-vous !
— T’as le nez qui remue, hein ? jubile le Mahousse en tressant les poils de sa poitrine. En deux mots commençant, voilà l’histoire. Rudolf Simmon descend à l’Hôtel du Danube et du Calvados Réunis. Il prend une chambre avec vue sur la gare, salle de bains, et tout. Il s’installe. C’est le matin. Puis il sort pour déjeuner. Il revient à trois heures de l’aprème, l’air tout guilleret. Il monte dans sa piaule. Tu me suis ?
— Marche à marche, assuré-je ; after, boy ?
— Sur les choses de dix-sept heures, un coup de fil pour lui. Comme y a pas de bigophone dans les chambres, une soubrette grimpe l’appeler. Mais il répond pas et sa lourde est fermaga de l’intérieur… Au verrou ! Tu notes ?
— Dans du marbre, au ciseau à froid, poursuis !
— La bonniche appelle ! Macache ! comme dit Bonnot. Elle s’inquiète, prévient la taulière… La taulière monte itou.
Toujours pas de réponse. Alors elle alerte Police-Secours. On fait sauter la lourde et on retrouve m’sieur Simmon aussi mort qu’un maquereau dans du vin blanc. Cette patate avait avalé de l’acide bavarois…
— C’est un cocktail ?
— Attends, y a gourance : je veux dire de l’acide prussique, une ampoule qu’il avait croquée. On a retrouvé des débris de verre plein sa bouche…
— Alors ?
— Quand le commissaire de la gare de l’Est a repéré qu’il s’agissait d’un agent international, il s’est branché sur nous. Et c’est moi que j’ai été chargé de regarder l’affaire de plus près. Voilà comment que j’ai connu la mère Renard.
— Et du côté Simmon, l’enquête a donné quoi ?
— Ballepeau. Le gars s’était vraiment suicidé. Fenêtre fermée, verrou tiré, tu mords le topo ? J’ai fouillé ses bagages et je les ai même confiés au gars du labo : rien. D’ailleurs il avait juste une valtouze avec des fringues.
— Tu as dû connaître Fouassa, le patron de l’hôtel ?
— Je l’ai vu comme ça. Il n’était pas chez lui au moment où que c’est arrivé.
— C’est lui qui se trouvait avec Pinuche hier.
— Je ne l’ai pas reconnu. Faut dore que je n’ai prêté attention qu’à not’ pote.
— Et l’affaire Simmon s’est arrêtée là ? questionné-je après un temps de réflexion.
— Oui. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir de plus, du moment que le suicide était prouvé ? Ce mec devait avoir des soucis graves. Dans son job, c’est plutôt fréquent.
— Il était client de l’hôtel ?
— Non. C’était la première fois qu’il y descendait.
— Et le coup de fil pour lui ? Il ne t’a pas fourni d’indications ?
— Il était signé anonyme. Une voix demande après M. Simmon. La taulière dit : « Quittez pas, on l’appelle. » Logique ? Là-dessus, on commence à se faire un sang d’encre à propos de ce client. La mère Renard dit à l’interloqueur « On le trouve pas, rappelez plus tard. »
— Et on a rappelé par la suite ?
Le Mastar rougit.
— Ça, j’en sais rien.
— Tu devrais le savoir, hé ! dévitaminé ! Je ne comprends pas qu’on fasse des inspecteurs principaux avec des flics pareillement ratés.
L’homme des caves se rebiffe :
— Je te répète qu’il s’agissait d’un banal suicide, San-A. J’allais tout de même pas mettre Pantruche à cul et à sac pour essayer d’apprendre le nom de jeune fille de son arrière-grand-mère.
— Le suicide était peut-être banal, mais pas le suicidé ! souligné-je. Le rôle d’un vrai poulet, c’est justement d’essayer de découvrir les mystères qui se cachent derrière les faits divers.
Le Gros, fortement humilié, s’en tire par une question assez abrupte :
— Et mon c… ? demande-t-il d’une voix sans faiblesse.
Comme, précisément, il m’est donné d’admirer la partie de lui-même ainsi mise en cause, je formule un jugement sans appel :
— Il ferait rougir un singe, Béru !
Là-dessus, entrée de la Baleine. Elle a passé un kimono (ramené du Japon par son illustre époux[7]). Le kimono est noir avec un immense soleil par-devant et une énorme lune par-derrière (cela va de soie). Mme Bérurier mange un pilon de poulet (afin de pouvoir attendre midi, prétend-elle). Son mâle en verdit d’envie.
— Je te jure qu’un peu de blanc ne me ferait pas de mal, plaide l’Obèse.
Indignation de Berthe.
— Jamais vu un bonhomme aussi glouton ! tonitrue-t-elle. Ce gros sac boufferait à longueur de journée si on l’écouterait !
— Et toi, qu’est-ce t’es en train de faire pleurniche le Gros.
— Mon cas est particulier, j’ai des crampes d’estomac le matin, riposte le Cétacé.
Je sens que la discussion peut très vite se détériorer et je décide de disparaître après avoir apporté ma contribution au conflit.
— Je vous laisse, mes enfants. Béru, si la petite rousse qui vient te relancer au bureau chaque matin téléphone encore, qu’est-ce que je dois lui dire ?
La pauvre pomme me roule des gobilles grosses comme des boules de bowling. Sa mégère violit, avale son membre de poulet et demande d’une voix qui ressemble au tonnerre enfermé dans une lessiveuse :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Il débloque ! bavoche le Gros. Je te jure, Berthounette, qu’il a dit ça pour me faire une blague…
Je me lève.
— Voilà que j’ai encore gaffé, dis-je, je suis incorrigible. Bonne fin de cure, Gros !
Et je taille, tandis que les premières porcelaines se mettent à voltiger dans la chambre et que le saint-bernard enfermé dans les gogues commence à hurler à la mort.
CHAPITRE IV
Dire que l’Hôtel du Danube et du Calvados Réunis est un établissement de première, voire même de seconde classe, serait un mensonge que je ne me pardonnerais pas. Néanmoins, comme disait Cléopâtre, c’est une boîte proprette conçue et réalisée pour le voyageur harassé ou le touriste modeste. Un monsieur que je suppose assis, de prime abord, écrit des chiffres dans un livre fait pour ça, derrière un comptoir en faux acajou véritable. Il est jeune, mince, brun, avec une tête de belette cupide et des vêtements couleur de Français-moyen-anonyme-désireux-de-voyager-incognito. Mon arrivée éclaire sa face pâle d’un sourire ne comportant pas moins de quatre dents en or et deux en plomb.