Je me demandai où était passé le camion puisque la rue débouchait sur la rivière. Je cherchais du regard quelque portail quand j’aperçus une maison d’aspect étrange, resserrée entre deux de ces lugubres bâtiments de brique dont j’ai déjà parlé. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient défendues par des barreaux de fer et passées à la chaux jusqu’à mi-hauteur. Il n’y avait pas de porte. Je le remarquai tout de suite, parce que la plaque qu’on trouve habituellement à côté de l’entrée était fixée entre deux fenêtres. Je lus : « AN S. S. S. R.[7] NIITCHAVO ». Je reculai jusqu’au milieu de la chaussée, oui, deux rangées de dix fenêtres et pas la moindre porte. A droite et à gauche, accolés, les bâtiments de brique. Institut de recherche scientifique … sur quoi ? Que pouvaient bien signifier ces initiales ? L’isba sur pattes de poules, me dis-je, est un musée qui dépend de cet institut. Les garçons que j’ai pris en stop hier travaillent certainement dans cet institut. Ceux de la tchaïnaia aussi … Des corneilles s’envolèrent du toit en croassant et tournoyèrent dans le ciel. Je m’en allai, dirigeant mes pas du côté de la place.
Nous sommes tous de naïfs matérialistes, pensais-je. Et rationalistes de surcroît. Nous voulons que toute chose reçoive immédiatement une explication rationnelle, c’est-à-dire, qu’elle soit ramenée à une poignée de faits connus. Aucun de nous n’a pour deux sous de dialectique. Il ne vient à personne l’idée qu’entre des faits connus et un phénomène nouveau peut s’étendre l’océan de l’inconnu. Nous jugeons ce phénomène surnaturel, et par conséquent, le décrétons impossible. Comment Montesquieu, par exemple, aurait-il accueilli la nouvelle de la résurrection d’un mort après l’arrêt constaté du cœur ? En poussant les hauts cris certainement. Il aurait tenu cela pour de l’obscurantisme, de la bondieuserie, quand il n’aurait pas tout bonnement refusé d’y prêter attention. Si l’événement s’était passé sous ses yeux, il se serait trouvé dans la plus embarrassante des situations. Comme moi maintenant, avec cette différence que je suis plus aguerri. Lui, il se serait vu contraint ou, bien de tenir cette réanimation pour une supercherie, ou bien de nier ses propres sensations, ou bien même d’abjurer le matérialisme. Vraisemblablement, il aurait opté pour la supercherie. Mais jusqu’à la fin de sa vie, le souvenir de cette habile tromperie aurait importuné sa raison comme une poussière dans l’œil … Nous, nous sommes les enfants d’un autre siècle. Nous avons vu des têtes de chien greffées sur le dos d’autres chiens ; un rein artificiel de la taille d’une armoire ; une main métallique mue par des nerfs ; et des gens qui peuvent glisser dans la conversation : « C’était après ma première mort. » Oui, à notre époque, Montesquieu aurait eu peu de chances de rester matérialiste. Nous, nous le restons, et sans trop de peine. C’est quelquefois difficile, il est vrai, quand le vent vous apporte par-delà l’océan de l’inconnu d’étranges pétales, venus des invisibles continents de l’inexploré. Cela arrive quand on trouve ce qu’on n’avait pas cherché. Les musées zoologiques exposeront bientôt d’étonnants animaux ramenés de Mars ou de Vénus. Oui, bien sûr, nous ouvrirons de grands yeux en nous esclaffant, mais en fait, nous les attendons depuis longtemps ces bêtes, nous sommes préparés à leur venue. Nous serions beaucoup plus étonnés et déçus si nous apprenions qu’il n’y a pas de vie sur ces planètes ou si ces bêtes ressemblaient à nos chiens et à nos chats. En général, la science ( à laquelle nous croyons aveuglément parfois ) nous prépare longtemps à l’avance aux prodiges à venir, et le choc psychologique ne se produit que lorsque nous sommes confrontés à l’imprévisible, un trou dans la quatrième dimension, une radiocommunication biologique, ou, disons, une isba sur pattes de poule … Tout de même, Roman a raison, c’est très, très, très intéressant ce qui se passe chez eux …
Arrivé sur la place, je m’arrêtai devant le kiosque d’eau gazeuse. Je n’avais plus de monnaie, il me faudrait donc payer avec un billet. Alors que j’arborais déjà un sourire destiné à amadouer la vendeuse ( les marchands d’eau gazeuse détestent les gros billets ) je sentis une pièce de cinq kopecks dans ma poche de pantalon. Je m’étonnai et me réjouis, mais je dois dire que j’étais encore plus réjoui qu’étonné. Je bus de la limonade, reçus la monnaie, une pièce d’un kopeck, toute mouillée, et m’entretins du temps avec la vendeuse. Puis je pris d’un pas ferme le chemin du retour pour en finir avec les E. Q. et C. T. et me livrer à loisir à des recherches dialectico-rationnelles. Mais quand j’eus glissé le kopeck dans ma poche, je m’arrêtai net, je venais de sentir la présence d’une pièce de cinq kopecks. Je la sortis et l’examinai : elle était humide et le 6 du 1961 était légèrement éraflé. Je n’aurais peut-être pas accordé d’attention à ce petit incident si je n’avais pas éprouvé au même moment une sensation déjà ressentie ; j’avais l’impression d’être à la fois sur l’avenue de la Paix et sur le divan, en train de regarder le portemanteau. Et comme alors, devant le puits, dès que j’eus secoué la tête, cette sensation disparut.
J’avançais à pas lents et essayais de me concentrer tout en faisant distraitement sauter dans ma main la pièce qui tombait toujours du côté pile. J’arrivai devant l’épicerie où j’avais trouvé refuge et j’y entrai. Tenant la pièce entre deux doigts, je me dirigeai vers le comptoir des jus de fruits et boissons, et avalai sans aucun plaisir un verre d’eau gazeuse à un kopeck. Puis tenant la monnaie dans mon poing, je me mis à l’écart pour aller fouiller mes poches.
C’était justement l’un de ces cas où il n’y a pas de choc psychologique. J’aurais été plutôt étonné si la pièce de cinq kopecks ne s’y était pas trouvée. Mais elle était là, humide, avec l’éraflure du chiffre 6. Quelqu’un me poussa du coude en me demandant si je dormais. Je m’aperçus que j’étais en train de faire la queue à la caisse. Je répondis que je ne dormais pas et achetai pour trois kopecks de boîtes d’allumettes. Puis, muni de mon ticket de caisse, j’allai me faire servir en allumettes et pendant que j’attendais, je constatai que la pièce de cinq kopecks était dans ma poche. J’étais parfaitement calme. Je pris les trois boîtes, sortis du magasin, revins sur la place et commençai mes expériences.
Elles me prirent une heure, au cours de laquelle je fis dix fois le tour de la place, me gonflant peu à peu d’eau, de boîtes d’allumettes et de journaux. Je fis aussi la connaissance de tous les vendeurs et de toutes les vendeuses et parvins à une série d’intéressantes conclusions. La pièce revenait quand je m’en servais pour payer. Si je la jetais ou la laissais tomber, elle restait là où elle était. La pièce revenait dans la poche au moment où la monnaie passait de la main du vendeur dans celle de l’acheteur. A ce moment-là, si je mettais la main dans ma poche, la pièce réapparaissait dans une autre poche. Elle ne venait jamais dans mes poches à fermeture Éclair. Si j’avais les deux mains dans les poches et prenais la monnaie avec mon coude, la pièce pouvait choisir n’importe quel endroit du corps. Il n’était pas possible de repérer l’instant où la pièce disparaissait de la soucoupe pleine de monnaie posée siir le comptoir.
Ainsi, j’étais en présence d’une pièce « inchangeable » En lui-même le fait ne m’intéressait pas tellement. Mon imagination était surtout frappée par ce déplacement non spatial d’un corps matériel. Je comprenais parfaitement que ce mystérieux passage du vendeur à l’acheteur n’était qu’un cas particulier de la fameuse translation-zéro, bien connue des amateurs de science-fiction sous d’autres noms tels que bond radigulaire, hyperpassage, phénomène Tarantoga … D’éblouissantes perspectives s’ouvraient.