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Je n’avais aucun appareil de mesure. Un simple thermomètre de laboratoire m’aurait apporté une aide précieuse, mais je n’en avais pas. J’étais forcé de me limiter à des observations purement visuelles et par conséquent subjectives. J’entamai mon dernier tour de place après m’être fixé ce but : « Quand j’aurai posé la pièce à côté de la soucoupe, je ferai mon possible pour empêcher la vendeuse de la mélanger aux autres pièces avant qu’elle m’ait rendu la monnaie, et pour observer visuellement le déplacement de la pièce dans l’espace, tout en essayant de déterminer ne serait-ce que qualitativement les modifications de la température ambiante à proximité de la trajectoire supposée. Cependant l’expérience fut stoppée dès le départ.

Quand je m’approchai de Mania, la vendeuse, le jeune agent dont j’ai déjà parlé m’attendait près du comptoir.

— Bien, fit-il d’un ton très professionnel. Pressentant des ennuis, je le regardai innocemment.

— Vos papiers, citoyen, s’il vous plaît, dit-il, la main à la visière et sans me regarder en face.

— Que se passe-t-il ? demandai-je en sortant mon portefeuille.

— Donnez-moi aussi la pièce de cinq kopecks, dit l’agent en prenant ma carte d’identité.

Je la lui remis sans rien dire. Mania avait l’air furieuse. L’agent examina la pièce et après avoir prononcé un « Ouais … » satisfait, éplucha ma carte d’identité, comme un bibliophile un incunable rarissime. J’attendais, plutôt ennuyé. Autour de moi la foule grossissait lentement. Diverses opinions s’exprimaient à mon sujet.

— Il va falloir me suivre, dit l’agent.

Je le suivis, tandis que la petite troupe de curieux qui nous accompagnait, échafaudait des suppositions sur mon compte et envisageait les différentes causes qui avaient pu produire les effets dont elle venait d’être témoin.

Au commissariat, le jeune agent remit la pièce et mes papiers au lieutenant de service. Celui-ci examina la pièce et m’offrit un siège. Je m’assis. — Donnez-moi votre menue monnaie, dit le lieutenant d’un ton négligent en se plongeant dans l’étude de mes papiers. J’extirpai toute la monnaie que j’avais dans la poche. — Compte-la, Kovalev, dit le lieutenant. Posant les papiers sur la table, il me regarda droit dans les yeux.

— Vous avez fait beaucoup d’achats ?

— Oui.

— Donnez-les aussi.

J’étalai sur la table quatre Pravda vieilles de deux jours, trois numéros du journal local le Pêcheur, deux numéros de la Gazette littéraire, huit boîtes d’allumettes, six caramels et une petite brosse à récurer achetée en solde.

— Je ne peux pas rendre l’eau, dis-je sèchement. Cinq verres de limonade et quatre d’eau gazeuse.

Je commençais à comprendre, et j’étais affreusement gêné à l’idée d’avoir à m’expliquer.

— Soixante-quatorze kopecks, camarade lieutenant, annonça le jeune Kovalev.

Le lieutenant contemplait d’un air rêveur la pile de journaux et de boîtes d’allumettes.

— C’était pour vous amuser ou pour autre chose ? me demanda-t-il.

— Pour autre chose, dis-je sombrement.

— C’est imprudent. C’est imprudent, citoyen. Racontez-nous ça.

Je racontai. A la fin de mon récit, je demandai avec insistance au lieutenant de ne pas voir dans mes actes le désir d’amasser de quoi acheter une Zaporojetz. Les oreilles me brûlaient. Le lieutenant eut un petit sourire.

— Et pourquoi pas ? dit-il. Il est arrivé qu’on essaie.

Je haussai les épaules.

— Je vous assure qu’une pareille idée ne pourrait pas m’effleurer …

Le lieutenant se taisait. Le jeune Kovalev pris mes papiers qu’il se remit à étudier.

— C’est même une supposition étrange … dis-je. Ce serait un projet insensé … Économiser sous après sou … — Je haussai les épaules. — Autant aller mendier à la porte des églises …

— Nous luttons contre la mendicité, fit le lieutenant d’un ton grave.

— Bien sûr, c’est tout à fait normal … Mais je ne comprends pas quel rapport cela a avec moi et … — Je me rendis compte que je haussais beaucoup trop les épaules et me promis de m’en abstenir.

Le lieutenant gardait un silence fort éprouvant tout en fixant la pièce de cinq kopecks.

— Nous devons dresser procès-verbal, déclara-t-il enfin.

— Je vous en prie, naturellement … bien que … — Je ne savais pas ce que je voulais dire par là.

Le lieutenant me regardait, attendant que je finisse ma phrase. J’étais en train de me demander à quel article du code pénal correspondaient mes actes. Le lieutenant prit une feuille de papier et se mit à écrire.

Le jeune Kovalev était reparti. Le lieutenant faisait grincer sa plume et la trempait bruyamment dans l’encrier. Je fixais d’un œil hébété les affiches collées au mur et me disais sans grande conviction que Lomonossov, s’il s’était trouvé à ma place, se serait enfui par la fenêtre en emportant ses papiers. L’essentiel, au fond, c’est quoi ? pensais-je. L’essentiel est de ne pas se sentir coupable. Dans ce sens, je ne suis pas coupable. Mais la culpabilité est un phénomène objectif et subjectif, et un fait reste un fait. Ces soixante-quatorze kopecks de monnaie sont juridiquement le fruit d’un larcin effectué à l’aide de procédés techniques, une pièce inchangeable en l’occurrence.

— Lisez et signez, dit le lieutenant.

Je lus. Du procès-verbal il ressortait que le soussigné Privalov A. I., sans savoir comment, était entré en possession d’un exemplaire de pièce inchangeable, modèle GOST 718-62, et en avait mésusé ; que le soussigné Privalov A. I. affirmait avoir agi dans un but scientifique, sans aucun mobile intéressé et qu’il était prêt à réparer le dommage causé à l’État, dommage évalué à un rouble cinquante-cinq kopecks et qu’enfin, conformément à l’arrêté du 22 mars 1959 du soviet municipal de la ville de Solovets, Privalov avait remis l’exemplaire mentionné au lieutenant Serguienko Y. Y. et reçu en échange cinq kopecks en signes monétaires ayant cours sur le territoire de l’Union soviétique. Je signai.

Le lieutenant compara ma signature à celle de ma carte d’identité, recompta soigneusement la monnaie étalée sur la table, téléphona pour connaître le prix des caramels et de la brosse à récurer, établit un reçu et me le tendit en même temps que les cinq kopecks. En me rendant les journaux, les allumettes, les bonbons et la brosse il me dit :

— Quant à l’eau, vous l’avez, de votre propre aveu, bue. Donc, vous devez quatre-vingt-un kopecks.

Je payai, soulagé d’un poids énorme. Le lieutenant me rendit mes papiers après les avoir soigneusement relus.

— Vous pouvez partir, citoyen Privalov, me dit-il. Soyez plus prudent à l’avenir. Vous êtes pour longtemps à Solovets ?

— Je pars demain.

— Eh bien, soyez prudent jusqu’à demain.

— Oh ! j’essaierai, dis-je en rangeant mes papiers. Puis obéissant à une impulsion, je demandai, baissant la voix : Dites-moi, camarade lieutenant, vous ne sentez rien de bizarre à Solovets ?

Le lieutenant était déjà occupé à autre chose.

— Je suis ici depuis longtemps, dit-il distraitement. J’ai l’habitude.