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— Bonjour, dis-je d’un ton las.

Le Petit Homme tordit sa grande bouche.

— Bonsoir, dit-il. Excusez-moi, je vous prie, je me suis retrouvé ici, sans savoir comment. Je suis venu pour le divan.

— Pour le divan, c’est un peu tard, dis-je en m’asseyant sur la table.

— Je vois, dit le Petit Homme à voix basse en se retournant maladroitement. Du plâtre tomba du plafond.

Je fumais, pensif, tout en le regardant. Lui regardait en bas avec appréhension.

— Je peux vous aider ? demandai-je en m’avançant.

— Non, merci, dit-il d’une voix morne. Je préfère tout seul …

Il rampa jusqu’au bord du poêle, et prenant tant bien que mal son élan, plongea la tête la première. J’eus très peur, mais il flotta et tomba lentement, jambes et bras écartés. Disons que c’était plus comique qu’esthétique. Il atterrit à quatre pattes, se releva et essuya son visage en sueur.

— J’ai vraiment vieilli, dit-il d’une voix essoufflée. Il y a cent ans, ou à l’époque de Gonzast, une descente pareille m’aurait coûté mon diplôme, vous pouvez en être sûr, Alexandre Ivanovitch.

— Quelles études avez-vous faites ? demandai-je en allumant une deuxième cigarette.

Il ne m’écoutait pas. S’asseyant sur le tabouret, il continua d’une voix chagrine.

— Avant, pour les lévitations, je valais Zeks. Et maintenant, je ne peux pas me débarrasser des poils qui me poussent sur les oreilles. Ça fait tellement sale. Mais si je n’ai plus le don, que de tentations autour de moi ! que de diplômes ! que de titres !.. et je n’ai plus le don. Un grand nombre d’entre nous deviennent velus en vieillissant. Pas les grands noms, bien sûr. Gian Giacomo, Cristobal Junta, Giuseppe Balsamo ou disons, le camarade Kivrine Fédor Siméonovitch … Pas le moindre poil ! — Il me regarda, triomphant. — Pas le moindre. Une peau lisse, l’élégance, la distinction …

— Permettez, dis-je. Vous avez dit, Giuseppe Balsamo … Mais c’est Cagliostro, or Tolstoï dit qu’il était gros et déplaisant à voir …

Le Petit Homme me regarda avec commisération et esquissa un sourire condescendant.

— Vous êtes simplement mal informé, Alexandre Ivanovitch. Cagliostro, ce n’est pas du tout la même chose que le grand Balsamo. C’est … comment vous dire ?… C’est une copie peu réussie. Balsamo, dans sa jeunesse, s’était fait une matrice. C’était un homme extraordinaire, vraiment extraordinaire, mais vous savez comment cela se passe quand on est jeune … On est pressé, on s’amuse, on se dit que ça ira comme ça … Oui … Ne dites jamais que Cagliostro et Balsamo sont une seule et même personne. Cela peut être gênant.

Je me sentis gêné.

— Oui, dis-je, je ne suis pas un spécialiste, bien sûr. Mais … Pardonnez mon indiscrétion, mais que vient faire le divan là-dedans ? Qui a pu en avoir besoin ?

Le Petit Homme tressaillit.

— J’ai fait preuve d’une présomption impardonnable, dit-il à voix haute en se levant. J’ai commis une erreur et je suis prêt à le reconnaître. Quand des géants … Et là-dessus des petits insolents qui se permettent … Il s’inclina, serrant contre sa poitrine de petites mains pâles. Alexandre Ivanovitch, je vous demande pardon de vous avoir dérangé … Je vous renouvelle toutes mes excuses et je vous quitte. Il s’approcha du poêle et leva des yeux remplis d’appréhension. Je suis vieux, Alexandre Ivanovitch, dit-il avec un gros soupir, bien vieux …

— Ce serait peut-être plus commode de passer par … heu … Quelqu’un est venu avant vous, et c’est le moyen qu’il a utilisé.

— Hé ! mon cher ! c’est que c’était Cristobal Junta ! Dix lieues à travers des tuyaux, ce n’est rien pour lui. — Le Petit Homme eut un geste désolé. — Pour nous, ce sera plus simpliste … Il a pris le divan avec lui ou il l’a transféré ?

— Je ne sais pas, dis-je. Le fait est que lui aussi est arrivé en retard.

Le Petit Homme dans son étonnement, tortilla les poils de son oreille droite.

— En retard ? Lui. C’est incroyable … D’ailleurs, pouvons-nous en juger, vous et moi ? Au revoir, Alexandre Ivanovitch, ayez la bonté de me pardonner.

Il s’enfonça dans le mur à grand-peine et disparut. Je jetai ma cigarette dans les saletés du plancher. Quel divan, mes aïeux ! C’était bien autre chose qu’un chat parleur ! Quelque chose de plus sérieux, un drame. Un drame d’idées peut-être. D’autres … retardataires allaient sans doute venir. Je regardai les saletés. Où avais-je vu un balai ?

J’en trouvai un près du cuveau, sous le téléphone. En balayant la poussière, j’accrochai quelque chose de dur qui vint rouler au milieu de la pièce. C’était un petit cylindre brillant, gros comme le doigt. Je le touchai avec le balai, il oscilla et crépita, une odeur d’ozone se répandit dans la pièce. Je jetai le balai et ramassai le tube. Il était lisse, parfaitement poli et tiède au toucher. Je le grattai de l’ongle, il crépita de nouveau. Je le retournai pour l’examiner de l’autre côté et au même instant je sentis que le plancher se dérobait sous moi. Tout chavira devant mes yeux. Je reçus un choc très douloureux dans les talons, puis dans le dos, je lâchai le cylindre et tombai. J’étais tellement abasourdi que je ne réalisai pas tout de suite que j’étais coincé dans l’espace étroit qui séparait le poêle du mur. La lampe se balançait au-dessus de ma tête et, levant les yeux, je vis avec étonnement des traces de semelles au plafond. Je m’extirpai à grand-peine et examinai mes semelles, des parcelles de plâtre y étaient accrochées.

— Eh bien, dis-je à voix haute. Encore heureux que je ne me sois pas retrouvé dans les tuyaux !..

Je cherchai le tube du regard. Il était debout et oscillait d’une façon qui défiait les lois de l’équilibre. Je m’approchai prudemment et m’accroupis devant lui. Il grésillait légèrement. Je le contemplai, le cou tendu, puis je soufflai dessus. Le tube oscilla plus fort, pencha et à ce moment j’entendis un cri rauque derrière moi. Je me retournai et m’assis par terre. Sur le poêle, un gigantesque condor au cou déplumé repliait soigneusement ses ailes.

— Bonjour, dis-je. J’étais persuadé qu’il allait parler.

L’oiseau, la tête penchée, me regarda d’un œil rond, ce qui le fit tout de suite ressembler à une poule. Je lui adressai un geste amical. Il ouvrit le bec mais ne prit pas la parole. Il se gratta sous l’aile en faisant claquer son bec crochu. Le tube oscillait et crépitait. Le condor cessa de se gratter, rentra la tête dans les épaules et ferma ses paupières jaunâtres. Tout en m’efforçant de ne pas lui présenter le dos, je terminai mon ménage et allai jeter les saletés dans les ténèbres pluvieuses de la cour.

Le condor dormait, l’odeur d’ozone ne s’était pas dissipée. Je jetai un coup d’œil à ma montre, il était minuit vingt. Debout devant le cylindre, je pensais à la loi de la conservation de l’énergie, et du même coup, de la matière. Les condors ne se matérialisent pas ex nihilo. Si un condor était apparu ici, à Solovets, un autre condor ( pas obligatoirement le même ) avait dû disparaître là où il s’en trouve. Je calculai mentalement l’énergie de déplacement et jetai un regard craintif au tube. Il vaut mieux ne pas y toucher, me dis-je. Je vais le recouvrir et ne plus y toucher. J’allai chercher le broc dans l’entrée et, retenant ma respiration, le mis sur le tube. Puis je m’installai sur le tabouret et allumai une cigarette en attendant la suite des événements. Le condor ronflait. A la lueur de la lampe, ses plumes avaient des reflets de cuivre, ses énormes serres agrippaient le rebord du poêle. Il dégageait une odeur de pourri.