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— C’est ce divan-là ? demanda ce dernier.

— Ce n’est pas un divan, répondit Kornéev, c’est un translator.

— Pour moi, c’est un divan, déclara l’homme au complet noir en consultant un petit carnet. Un divan rembourré, numéro d’inventaire onze-vingt-trois. Il se pencha pour le tâter. Il est humide, on a dû le transporter sous la pluie. Vous pouvez être sûrs que les ressorts vont rouiller et que le tissu sera abîmé.

— La valeur de cet objet, dit Roman d’un ton qui me parut sarcastique, n’est pas du tout dans le tissu ni même dans les ressorts, inexistants.

— Cela suffit comme ça, Roman Pétrovitch, proposa l’homme au complet noir d’un air digne. N’essayez pas de défendre votre Kornéev. Le divan appartient au musée et doit y rester …

— C’est un instrument, dit Kornéev sans espoir. Un instrument de travail …

— Je n’en sais rien, répliqua l’homme au complet noir. Je ne vois pas quel travail on peut faire avec un divan.

— Nous, nous le savons, glissa doucement Roman.

— Cela suffit comme ça, dit l’homme au complet noir en se tournant vers lui. Où vous croyez-vous ? Vous êtes dans une administration ici. Que voulez-vous dire au juste ?

— Je veux dire que ce n’est pas un divan, expliqua Roman. Ou, pour parler d’une façon plus accessible, ce n’est pas tout à fait un divan. C’est un appareil qui a l’apparence d’un divan.

— Je vous demanderai de cesser vos allusions, façon plus accessible, etc. Que chacun fasse son boulot. Le mien, c’est d’empêcher qu’on bazarde le musée et c’est ce que je fais.

— Bien, dit le monsieur à cheveux blancs, et le silence se fit. J’ai parlé avec Cristobal Josévitch et Fédor Siméonovitch. Ils pensent que ce divan-translator n’a qu’un intérêt historique. Il a appartenu au roi Rudolf II, de sorte que d’un point de vue historique, sa valeur est incontestable. De plus, il y a deux ans, si mes souvenirs sont bons, nous avions commandé un translator. A qui était-il destiné, vous ne vous en souvenez pas, Modeste Matvéievitch ?

— Un instant, dit l’homme au complet noir, en feuilletant son carnet. — Un tout petit instant … Translator TDK-80 E, livré par l’usine de Kitèjgrad … C’est le camarade Balsamo qui l’a commandé.

— Balsamo s’en sert jour et nuit, dit Roman.

— Il ne vaut rien ce TKD, ajouta Kornéev. Il ne marche qu’au niveau moléculaire.

— Oui, oui, approuva le monsieur à cheveux blancs. Je me rappelle. Il y a eu un rapport à son sujet. Effectivement, la courbe de sélectivité n’est pas fameuse … Oui … Et ce … heu … ce divan ?

— C’est du fait main, dit rapidement Roman. Il marche à tous les coups. C’est l’œuvre de Lev ben Bethsalel. Il a mis trois cents ans à le faire.

— Voilà ! s’exclama Modeste Matvéievitch, voilà comme il faut travailler !

Le miroir toussota et dit :

— Toutes, elles rajeunirent après une heure passée dans l’eau, et en sortirent, aussi belles, aussi roses, aussi jeunes, bien portantes, vigoureuses et gaies qu’à vingt ans.

— Tout à fait juste, dit Modeste Matvéievitch. — Le miroir avait la voix du monsieur à cheveux blancs.

Celui-ci fit la grimace.

— Nous ne prendrons pas de décision maintenant, déclara-t-il.

— Quand alors ? demanda brutalement Kornéev.

— Vendredi, au Conseil Scientifique.

— Nous ne pouvons pas bazarder des pièces de musée, intervint Modeste Matvéievitch.

— Et nous, que ferons-nous ? demanda impoliment Kornéev.

Le miroir proféra d’une voix sépulcrale :

J’ai vu Kanida relever ses vêtements noirs Et s’avancer en gémissant, pieds nus, tête découverte, Avec Sagana son aînée. Toutes les deux pâles Et terribles à voir. A coups de griffe Elles grattent le sol et dévorent un agneau noir …

Le monsieur à cheveux blancs, le visage contracté, s’approcha du miroir, y enfonça le bras jusqu’au coude. On entendit une sorte de déclic. Le miroir se tut.

— Bien. Pour votre groupe, nous prendrons une décision le jour du conseil aussi. Et vous … il avait visiblement oublié le nom de Kornéev, abstenez-vous pour le moment … heu … de visiter le musée.

Cela dit, il quitta la pièce. Par la porte.

— Vous êtes parvenu à vos fins, siffla Kornéev entre ses dents en regardant Modeste Matvéievitch.

— Je ne veux pas qu’on brade mon musée, dit celui-ci en remettant son calepin dans sa poche.

— Brader ! Vous vous en fichez bien ! C’est la comptabilité qui vous fait peur. Vous avez la flemme d’aligner une colonne de plus.

— Ça suffit comme ça, dit Modeste Matvéievitch, inflexible. Je ferai nommer une commission qui vérifiera l’état du divan.

— Numéro d’inventaire onze-vingt-trois, ajouta Roman à mi-voix.

Modeste Matvéievitch se retourna et m’aperçut :

— Et vous, qu’est-ce que vous faites là ? Pourquoi dormez-vous ici ?

— Je … commençai-je.

— Vous avez dormi sur le divan, articula Modeste Matvéievitch d’un ton glacial en me vrillant d’un regard d’agent du contre-espionnage. Savez-vous que c’est un instrument ?

— Non. C’est-à-dire, maintenant je le sais, bien sûr.

— Modeste Matvéievitch ! s’écria Roman. C’est notre nouveau programmeur, Sacha Privalov !

— Pourquoi couche-t-il ici ? Et pas au foyer ?

— Il vient juste d’arriver, dit Roman en me prenant par la taille.

— A plus forte raison !

— Il n’a qu’à dormir dans la rue, n’est-ce pas ? lança Kornéev, hargneux.

— Cela suffit comme ça ! Il y a un foyer, il y a un hôtel. Ici, c’est un musée, un établissement officiel. Si tout le monde se met à coucher dans les musées … D’où venez-vous ?

— De Leningrad, dis-je, sombre.

— Et moi, si j’allais dormir à l’Ermitage quand je vais à Leningrad ?

— Je vous en prie, fis-je avec un haussement d’épaules.

Roman me tenait toujours par la taille.

— Modeste Matvéievitch, vous avez absolument raison, ce n’est pas bien, mais aujourd’hui, il couchera dans ma chambre.

— Ça change tout. Là, je n’ai rien contre, répondit Modeste Matvéievitch, radouci. Il inspecta la chambre du regard, aperçut les empreintes du plafond et tout de suite, ses yeux s’arrêtèrent sur mes pieds. Heureusement, j’étais en chaussettes. Il sortit après avoir remis de l’ordre dans le portemanteau.

— Quel crétin ! dit Kornéev les dents serrées. Quel âne !

Il s’assit sur le divan, la tête dans les mains. — Qu’ils aillent tous au diable. Je le reprendrai cette nuit même.

— Du calme, dit gentiment Roman. Pas d’affolement. Nous n’avons pas eu de chance, c’est tout. Tu as vu quel Janus c’était ?

— Non … dit Kornéev.

— C’était A-Janus.

Kornéev leva la tête.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Ça change tout, déclara Roman avec un clin d’œil. U-Janus est parti à Moscou. A cause du divan en particulier. Tu as compris, voleur de musée ?

— Tu es mon sauveur, dit Kornéev, et je le vis pour la première fois sourire.

— Tu comprends, Sacha, m’expliqua Roman, nous avons un directeur idéal. Il y a A-Janus Polyeuctovitch et U-Janus Polyeuctovitch. U-Janus est un savant de réputation mondiale. A-Janus, lui, est un administrateur du type courant.