— Ils sont jumeaux ? demandai-je.
— Mais non, c’est le même homme. Seulement il est un en deux personnes.
— Je comprends, dis-je en mettant mes chaussures.
— Ne t’en fais pas, Sacha, bientôt, tu sauras tout, assura Roman.
Je levai la tête.
— C’est-à-dire ?
— Nous avons besoin d’un programmeur.
— Il me faut un programmeur à tout prix, dit Kornéev en s’animant.
— Tout le monde a besoin de programmeurs, dis-je en revenant à mes chaussures. Mais je vous en prie, pas d’hypnose ou de tours de magie.
— Il devine déjà, dit Roman.
Kornéev voulut ajouter quelque chose, mais un bruit de voix s’éleva dans l’entrée.
— Cette pièce n’est pas à nous ! criait Modeste Matvéievitch.
— A qui alors ?
— Je n’en sais rien ! Ce n’est pas mon affaire ! C’est votre affaire d’arrêter les faux-monnayeurs, camarade sergent !..
— La pièce a été confisquée à un certain Privalov, lequel vit ici !
— Ah ! Privalov ? J’ai tout de suite vu que c’était un voleur !
A-Janus dit d’un ton de reproche :
— Allons, allons, Modeste Matvéievitch !..
— Ah ! non, Janus Polyeuctovitch, on ne peut pas laisser ça comme ça ! Venez, camarade sergent !.. Il est ici … Janus Polyeuctovitch, mettez-vous près de la fenêtre pour l’empêcher de sortir ! Je veux lui prouver ! Je ne laisserai pas jeter la suspicion sur la camarade Goryny tch !..
Je n’en menais pas large, mais Roman s’était déjà rendu compte de la situation. Il attrapa une vieille casquette accrochée au portemanteau et me l’enfonça jusqu’aux oreilles.
Je disparus.
C’était une sensation vraiment bizarre. Tout, excepté moi, était resté en place.
— C’est une casquette qui rend invisible, me chuchota Roman. Écarte-toi et pas un mot.
J’allai, sur la pointe des pieds, m’asseoir sous le miroir. Au même instant, Modeste, traînant par la manche le jeune Kovalev, fit irruption dans la pièce, fort excité.
— Où est-il ? cria-t-il en regardant de tous côtés.
— Le voilà, dit Roman en montrant le divan.
— Ne vous en faites pas, il est là, ajouta Kornéev.
— Je vous demande où est votre … programmeur ?
— Quel programmeur ? s’étonna Roman.
— Ça suffit comme ça, dit Modeste. Il y avait un programmeur. Il était en pantalon et sans chaussures.
— Ah ! c’est ça que vous voulez dire. C’était pour plaisanter, Modeste Matvéievitch. Ce n’était pas du tout un programmeur, c’était … Roman fit un geste et un garçon en jean et en maillot de corps apparut au milieu de la pièce. Je le voyais de dos, de sorte que je ne peux rien en dire de plus, mais le jeune Kovalev secoua la tête en disant :
— Non, ce n’est pas lui.
Modeste fit le tour de l’apparition en marmottant :
— Le tricot … le pantalon … sans chaussures … Lui ! C’est lui !
L’apparition disparut.
— Mais non, ce n’est pas lui, objecta le sergent Kovalev. L’autre était jeune, sans barbe …
— Sans barbe ? répéta Modeste. Il était décontenancé.
— Pas de barbe, affirma Kovalev.
— Ouais … A mon avis, il en avait une …
— Prenez la convocation, dit le jeune Kovalev en tendant à Modeste une feuille de papier d’allure officielle. Débrouillez-vous avec votre Privalov et votre Gorynytch …
— Mais je vous dis que ce n’est pas une pièce de chez nous ! cria Modeste. Pour Privalov, je ne dis rien, il n’existe peut-être même pas … Mais la camarade Gorynytch est notre employée !..
Le jeune Kovalev, une main sur la poitrine, essayait de placer un mot.
— J’exige qu’on fasse la lumière sur cette affaire ! clamait Modeste. Ça suffit comme ça, camarades de la police ! Cette convocation jette une ombre sur toute la collectivité ! Je veux que vous vous rendiez compte vous-même !
— J’ai des ordres … commença Kovalev, mais Modeste l’interrompit en criant : — Ça suffit comme ça ! J’insiste ! et l’entraîna dehors.
— Il l’emmène au musée, dit Roman. — Sacha, où es-tu ? Enlève la casquette, allons les voir …
— Je ferais peut-être mieux de ne pas l’enlever ?
— Enlève, enlève. Tu es un fantôme maintenant. Plus personne ne croit en toi, ni l’administration ni la police …
Kornéev déclara :
— Bon, moi je vais dormir. Sacha, viens me voir cet après-midi. Tu regarderas nos installations et …
J’ôtai la casquette.
— Ça suffit comme ça, dis-je. Je suis en vacances.
— Viens, viens, dit Roman.
Dans l’entrée, Modeste, d’une main tenait le sergent, de l’autre ouvrait un gros cadenas. Je vais vous la montrer votre pièce ! criait-il. Tout est répertorié. Tout est en place ! — Mais je ne dis pas le contraire, se défendait mollement Kovalev. Je dis seulement qu’il y a peut-être plusieurs pièces. Modeste ouvrit la porte et tous nous entrâmes dans un vaste local.
C’était un musée tout à fait convenable, avec des stands, des diagrammes, des vitrines, des maquettes et des moulages. L’aspect général rappelait plutôt un musée du crime, car il y avait beaucoup de photographies et d’objets peu ragoûtants. Modeste entraîna tout de suite le sergent derrière une vitrine et là, un dialogue fort animé s’engagea : — La voilà notre pièce … — Mais je ne dis rien … — La camarade Gorynytch … — Moi, j’ai des ordres !.. — Ça suffit comme ça !..
— Regarde, regarde, Sacha, me dit Roman avec un grand geste de la main. Il s’assit dans un fauteuil, près de l’entrée.
Je commençai la visite. Rien ne m’étonnait. J’étais simplement très intéressé. « Eau-de-vie. Efficience 52 %. Dépôt toléré : 0,3 » ( c’était une vieille bouteille carrée, cachetée de cire de couleur ). « Schéma de l’obtention industrielle de l’eau-de-vie. » « Maquette d’un alambic d’eau-de-vie. » « Philtre d’amour de Bechkovski-Traubenbach » ( pot à pharmacie rempli d’une pommade d’un jaune vénéneux ). « Sang d’envoûté ordinaire » ( une ampoule de liquide noir ) … Un panonceau surmontait la vitrine : « Procédés chimiques actifs. xii-xvme siècle. »
Il y avait encore un grand nombre de flacons, de pots, de cornues, d’ampoules, d’éprouvettes, d’appareils pour sublimer, distiller, condenser, mais je ne m’arrêtai pas.
« Canine droite ( dent de travail ) du comte Dracula de Transdanubie » ( Je ne suis pas Cuvier, mais à en juger par cette dent, le comte Dracula de Transdanubie était quelqu’un de bizarre et de fort déplaisant ). « Empreinte ordinaire et empreinte magique. Moulages de plâtre. » ( Les empreintes, à mon avis, ne différaient en rien, mais l’un des moulages était fendillé. ) « Mortier sur son aire de lancement » ( puissante machine de guerre en fonte poreuse ). « Dragon Gorynytch, squelette. Échelle : 1/25. » ( Il ressemblait à un squelette de diplodocus à trois cous … ) « Schéma du fonctionnement de la glande ignipare de la tête centrale. » « Bottes de sept lieues gravigènes, modèle authentique » ( de très grandes bottes de caoutchouc ). « Tapis volant antigravitationnel, modèle authentique — ( Le tapis avait environ un mètre cinquante sur un mètre cinquante et représentait un Tcherkesse enlaçant une jeune Tcherkesse sur un fond de montagnes ).
Je contemplais la vitrine « Évolution de la théorie de la pierre philosophale » quand le sergent Kovalev et Modeste Matvéievitch réapparurent. De toute évidence, ils en étaient toujours au même point. — Ça suffit comme ça, disait mollement Modeste. — J’ai des ordres, répliquait tout aussi mollement Kovalev. — Notre pièce est à sa place … — Quand la vieille viendra, elle n’aura qu’à faire une déposition … — Vous nous prenez peut-être pour defaux-monnayeurs … ? — Je n’ai pas dit ça … — Une ombre sur toute notre équipe … — Nous tirerons cela au clair … Kovalev ne m’avait pas vu, mais Modeste Matvéievitch s’arrêta, m’enveloppa d’un regard distrait, puis leva les yeux et lut à voix haute : — Ho-mon-cu-lus de laboratoire, vue générale.