Il se dirigea vers la sortie, je le suivis, pressentant des ennuis. Roman m’attendait à la porte.
— Alors ? demanda-t-il.
— C’est honteux, disait Modeste sans conviction. Bureaucrates.
— J’ai des ordres, s’entêtait le sergent Kovalev, déjà dans le corridor.
— Allons, sortez, Roman Pétrovitch, sortez, invita Modeste en agitant ses clefs.
Roman sortit. Je voulus me faufiler à sa suite, mais Modeste me héla.
— Je m’excuse, fit-il. Où allez-vous ?
— Comment où ? dis-je d’une voix morne.
— Retournez à votre place, retournez-y.
— Quelle place ?
— Mais là où vous vous trouviez. Je m’excuse, mais vous êtes bien le … heu … l’homoncule ? Eh bien, restez à votre place …
La situation était vraiment critique. Roman était désarçonné lui aussi, et je me serais trouvé en fâcheuse posture si, à cet instant, Naïna Kievna n’avait fait une entrée fracassante en compagnie d’un vigoureux bouc noir qu’elle tirait au bout d’une corde. A la vue du sergent, la bête fit entendre des bêlements de mauvais augure et essaya de foncer. Naïna Kievna tomba, le cuveau se renversa, Modeste se précipita dans le couloir. Un tumulte indescriptible s’ensuivit. Roman me prit par la main et tout en disant : « Filons, filons » se rua dans la chambre. Nous refermâmes la porte et nous nous y appuyâmes, hors d’haleine. Dans l’entrée on criait.
— Vos papiers !
— Saints du paradis ! Qu’est-ce que c’est que ça !
— Qu’est-ce que vient faire ce bouc ? Dans une maison ?
— Bê-ê-ê …
— Ça suffit comme ça, où vous croyez-vous !
— Qu’est-ce que c’est que ces histoires de pièces de cinq kopecks ?
— Bê-ê-ê …
— Citoyenne, emmenez ce bouc !
— Mais arrêtez, le bouc est inscrit au registre !
— Comment ça, inscrit au registre ?
— Ce n’est pas un bouc ! C’est un employé !
— Qu’il montre ses papiers alors !..
— Passons par la fenêtre et courons à l’auto, chuchota Roman.
J’attrapai mon blouson et sautai par la fenêtre. Le chat Vassili me fila dans les jambes en miaulant. Courbé, je courus à la voiture, ouvris la portière et me mis au volant. Roman ouvrait déjà le portail. Je n’arrivais pas à démarrer. Pendant que je m’escrimais sur le starter, je vis la porte de l’isba s’ouvrir, le bouc sortir en trombe et prendre le large en faisant des bonds prodigieux. Le moteur se mit en marche. Je sortis du jardin, le lourd vantail se referma. Roman sauta dans l’auto.
— Filons, cria-t-il, très excité. En ville !
Au moment de prendre l’avenue de la Paix, il me demanda :
— Et alors, ça te plaît chez nous ?
— Oui. Mais c’est vraiment bruyant.
— Avec Naïna, c’est toujours bruyant. Elle est terrible. Elle ne t’a pas fait trop de misères ?
— Non, nous ne nous sommes presque pas vus.
— Attends, dit Roman. Ralentis.
— Que se passe-t-il ?
— Voilà Volodia. Tu te rappelles Volodia ?
Je freinai. Volodia s’installa à l’arrière et avec un sourire réjoui me serra la main.
— Ça, c’est formidable ! s’exclama-il. J’étais justement à votre recherche.
— Il ne manquait plus que toi là-bas, dit Roman.
— Comment ça s’est terminé ?
— En queue de poisson.
— Où.allez-vous maintenant ?
— A l’institut.
— Pour quoi faire ? demandai-je.
— Travailler, dit Roman.
— Je suis en congé.
— Ça n’a pas d’importance. Le lundi commence le samedi, et août, cette fois-ci, commencera en juillet.
— Les copains m’attendent, dis-je d’un ton implorant.
— On s’en charge. Ils ne s’apercevront de rien.
— C’est à devenir fou, dis-je.
Nous passâmes entre le magasin n° 2 et le restaurant n° 11.
— Il connaît déjà le chemin, remarqua Volodia.
— C’est un type épatant, dit Roman. Un champion !
— Il m’a tout de suite plu, ajouta Volodia.
— J’ai l’impression que vous avez vraiment besoin d’un programmeur, dis-je.
— Oui, mais pas n’importe lequel, loin de là, précisa Roman.
Je freinai près de l’étrange bâtisse qui portait entre ses fenêtres l’inscription NIITCHAVO.
— Qu’est-ce que cela signifie, demandai-je. Pourrais-je au moins connaître l’endroit où l’on m’envoie travailler ?
— Oui, acquiesça Roman, c’est tout à fait possible, maintenant. C’est un institut de recherche scientifique sur la magie et l’occultisme. Mais pourquoi as-tu stoppé ?… Avance !
— Où ?
— Tu ne vois pas, non ?
Et je vis.
Mais cela est une autre histoire.
DEUXIÈME HISTOIRE. VANITÉ DES VANITÉS
Parmi les personnages du récit, il importe d’en détacher un ou deux, les autres étant considérés comme secondaires.
I
Vers deux heures de l’après-midi, alors que le coupe-circuit du dispositif d’entrée de mon Aldan venait une nouvelle fois de sauter, la sonnerie du téléphone retentit. C’était Modeste Matvéievitch Kamnoiédov, le sous-directeur administratif, qui m’appelait.
— Privalov, dit-il sévèrement, pourquoi n’êtes-vous pas là où vous devriez être ?
— Comment-ça ? me rebiffai-je. La journée avait été très chargée et j’avais tout oublié.
— Cela suffit comme ça, dit Modeste Matvéievitch. Vous devriez déjà être chez moi depuis cinq minutes.
— La barbe ! dis-je en raccrochant.
J’arrêtai l’ordinateur, enlevai ma blouse et dis aux filles de ne pas oublier de couper le courant. J’enfilai mon blouson et courus au service administratif.
Modeste Matvéievitch, toujours vêtu de son costume luisant, m’attendait majestueusement dans son bureau. Derrière son dos, un petit gnome aux oreilles velues promenait consciencieusement ses doigts sur une grande feuille.
— Privalov, vous êtes comme ce … comme cet homoncule. Vous n’êtes jamais là où vous devriez être.
Tous, nous nous efforcions d’être en bons termes avec Modeste, car c’était un personnage tout-puissant, inflexible et d’une ignorance fantastique. Aussi m’écriai-je : « Oui, monsieur ! » en claquant des talons.
— Chacun doit être à son poste, continua le sous-directeur. Toujours. Vous avez fait des études supérieures, vous portez des lunettes, vous vous êtes laissé pousser la barbe et vous n’êtes pas capable de comprendre un théorème aussi simple.
— Cela ne se reproduira plus ! dis-je, les yeux fixes.
— Cela suffit comme ça, dit Modeste Matvéievitch, radouci. Il sortit de sa poche une feuille de papier et la consulta. Eh bien voilà, Privalov, aujourd’hui vous êtes de garde. Or, être de garde les jours de fête, c’est une grande responsabilité. C’est autre chose que d’appuyer sur des boutons … Premièrement, vous devez prévenir les risques d’incendie. C’est la première chose. Vous devez veiller au danger de combustion spontanée. Vous devez couper le courant dans les locaux dont vous avez la charge. Veillez-y personnellement, sans vos histoires de dédoublement ou autres entourloupettes. Pas question de doubles, hein ! Dès que vous constaterez un phénomène de combustion, appelez immédiatement le 01 et prenez les mesures qui s’imposent. A cet effet, recevez ce signal d’alarme qui vous permettra de sonner le branle-bas … — Il me remit un sifflet de platine numéroté. — Et ne laissez entrer personne. Voici la liste des personnes autorisées à se servir des laboratoires la nuit, mais ne les laissez pas entrer non plus, parce que c’est jour férié. Il ne doit pas y avoir âme qui vive dans tout l’institut. N’oubliez pas de conjurer les démons d’entrée et de sortie. Comprenez-vous la situation ? Les vivants ne doivent pas entrer, tout le reste ne doit pas sortir. Parce qu’il y a eu un précédent : un diable s’est sauvé et a volé la Lune. C’est un précédent bien connu, on l’a même porté à l’écran. — Il me regarda d’un œil pénétrant, puis brusquement me demanda mes papiers d’identité.