La forêt avait reculé. Nous roulions maintenant entre des champs de pommes de terre après avoir traversé un pont. — Neuf heures, dit le nez busqué. Où avez-vous l’intention de passer la nuit ? — Dans l’auto. Les magasins sont ouverts jusqu’à quelle heure dans votre coin ? — Ils sont déjà fermés. — Il pourrait coucher au foyer, dit le barbu. Il y a un lit de libre dans ma piaule. — En voiture, ce n’est pas possible d’y aller, dit l’autre pensivement. — Oui, c’est vrai, dit le barbu qui se mit à rire. — On pourrait garer l’auto près du commissariat, dit le nez busqué. — Mais non, répondit le barbu. Ça ne tient pas debout. Comment ferait-il pour entrer dans le foyer ? — Oui, tu as raison. Un jour sans travailler et on oublie tous leurs machins. Et si on le transférait ? — Allons, allons, il ne s’agit pas du divan. Tu n’es pas Cristobal Junta, moi non plus d’ailleurs …
— Ne vous en faites pas, dis-je. Je dormirai dans l’auto, ce ne sera pas la première fois.
Pourtant, j’avais ressenti tout à coup une envie terrible de me glisser dans des draps. Cela faisait quatre nuits que je dormais dans un sac de couchage.
— Écoute, dit le nez busqué, j’ai une idée ! L’iznakournoj[1] !
— C’est vrai ! s’exclama le barbu. Emmenons-le là-bas !
— Je vous assure, je coucherai dans l’auto, dis-je.
— Vous dormirez dans une maison, dit le nez busqué, dans des draps relativement propres. Nous voulons tout de même vous remercier.
— Nous n’allons quand même pas vous donner la pièce, dit le barbu.
Nous entrâmes dans la ville. De chaque côté de la rue s’étendaient de vieilles et solides palissades, abritant des maisons faites d’énormes rondins noircis par le temps. Les fenêtres étaient encadrées de dentelures de bois, des coqs sculptés ornaient le faîte des toits. De temps à autre surgissaient de vilaines bâtisses de brique aux portes métalliques. La rue, droite et large, s’appelait avenue de la Paix. A mesure que nous approchions du centre, nous apercevions de petits immeubles en préfabriqué au milieu d’espaces verts.
— Première rue à droite, dit le nez busqué.
Je mis le clignotant, freinai et tournai. La chaussée était envahie d’herbe, mais une Zaporojets toute neuve était en stationnement devant un portillon. Les numéros des maisons se trouvaient en haut des portails, les chiffres étaient à peine visibles sur le métal rouillé des plaques. La rue avait un joli nom : rue du Bord de mer. Elle était étroite et resserrée entre d’épaisses clôtures qui devaient dater du temps où des pirates suédois et norvégiens hantaient les lieux.
— Stop, dit le nez busqué. Je freinai et il se cogna encore une fois au canon de son fusil. Maintenant, dit-il en frottant l’endroit endolori, attendez-moi ici, je vais y aller et je vais tout arranger.
— Je vous assure que ce n’est pas la peine, dis-je une dernière fois.
— Pas question. Volodia, tiens-le en joue.
Le garçon au nez busqué sortit de l’auto et, se baissant, franchit un petit portillon. Une palissade très haute cachait la maison. Le portail était phénoménal, on aurait dit celui d’un dépôt de locomotives ; les gonds, rouillés, devaient bien peser un poud chacun. Je regardai avec étonnement trois plaques apposées sur l’énorme porte ; le vantail de gauche portait une grosse plaque de verre bleu où était écrit en lettres argentées :
N.I.I.T.C.H.A.V.O.
Isba sur pattes de poules
MONUMENT DU VIEUX SOLOVETS
Le vantail de droite offrait en sa partie supérieure un petit panneau de fer rouillé : « Rue du Bord de mer, n° 13. N. K. Gorynytch ». Un peu plus bas, sur un morceau de contre-plaqué s’étalait cette inscription, tracée de guingois à l’encre :
LE CHAT NE FONCTIONNE PAS
L’administration.
— Quel chat ? demandai-je.
Le barbu émit un petit rire.
— Surtout, ne vous en faites pas, dit-il. C’est plutôt marrant ici, mais Roman va tout arranger.
Je sortis de l’auto et me mis à essuyer le pare-brise. J’entendis du bruit au-dessus de ma tête et regardai en l’air. Sur le portail, un chat comme je n’en avais jamais vu, gigantesque, tigré de noir et de gris, était à la recherche d’une position confortable. Une fois installé, il me fixa de ses prunelles jaunes, l’air repu et indifférent. — Minet, minet, minet, dis-je machinalement. Le chat, avec une froide politesse, ouvrit la gueule et émit un chuintement rauque, puis il se détourna pour examiner ce qui se passait dans la cour. Derrière, la clôture une voix dit : — Vassili, mon ami, excusez-moi de vous déranger.
Le loquet remua. Le chat se leva et disparut sans bruit dans la cour. Le vantail de gauche s’ouvrit lentement avec des grincements à frémir. Roman ( le nez busqué ) se montra, le visage rougi par l’effort.
— Notre bienfaiteur ! appela-t-il. Rentrez l’auto !
Je me mis au volant et pénétrai dans une grande cour. Au fond, je vis une maison de rondins, à l’ombre d’un chêne énorme, vaste, robuste et touffu. Un petit chemin dallé menait à la maison en contournant le chêne. A droite, s’étendait un potager, à gauche, une petite pelouse occupée en son milieu par un vieux puits de bois, noirci et couvert de mousse.
Je garai l’auto et sortis. Volodia, le barbu, descendit à son tour, appuya son fusil contre la voiture pour rajuster son sac à dos.
— Vous voilà arrivé, dit-il.
Roman referma le portail à grand fracas ; plutôt mal à l’aise, je regardais autour de moi sans trop savoir que faire.
— Et voilà la maîtresse de maison ! s’écria le barbu. Tout va-t-il comme vous le voulez, mère Naïna[2] ?
La maîtresse des lieux devait avoir dépassé la centaine ; elle avançait en traînant la jambe, appuyée sur un bâton noueux, chaussée de bottes de feutre enfilées dans des caoutchoucs. Son visage au teint bistre n’était qu’un entrelacs serré de rides d’où sortait un nez acéré et crochu comme un yatagan, les yeux étaient pâles, éteints, comme couverts d’une taie.
— Bonjour, bonjour, fiston, dit-elle d’une voix de basse surprenante. C’est lui le nouveau programmeur ? Bien le bonjour, mon bon Monsieur.
Je m’inclinai, comprenant qu’il valait mieux me taire. Par-dessus un châle de laine noire noué sous le menton, la vieille femme portait un petit foulard de nylon imprimé d’atomiums et où était écrit dans toutes les langues « Exposition universelle de Bruxelles ». Quelques poils gris parsemaient son nez et son menton. Elle était vêtue d’une robe de drap noir et d’un gilet ouatiné.
— Alors voilà, Naïna Kievna, dit Roman tout en ôtant la rouille de ses mains. Il faudrait loger notre nouveau collaborateur pendant deux jours. Permettez-moi de faire les présentations … hum … 1
— C’est pas la peine, dit la vieille en me regardant attentivement. Je vois ça toute seule. Privalov Alexandre Ivanovitch, mille-neuf-cent-trente-huit, sexe masculin, Russe, membre du Komsomol, signe particulier néant, et je vois, mon cher, un grand voyage, tu feras des choses intéressantes dans une maison officielle, tu dois craindre, mon bon Monsieur, un homme roux, un méchant, sois généreux, une petite pièce, mon beau Monsieur …
— Hum ! dit Roman à voix haute et la vieille s’arrêta court. Un silence gêné s’établit.
2
Naïna est le nom d’une sorcière qu’on rencontre dans le poème de Pouchkine