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A-Janus ferma sa dernière serrure, me remit une partie des clefs et me quitta après de brefs adieux. Je m’installai au bureau de la secrétaire, posai la liste devant moi et téléphonai à la salle d’électronique. Personne ne répondit, les filles devaient être déjà parties. Il était quatorze heures trente minutes.

A quatorze heures trente et une minute, Fédor Siméonovitch Kivrine, grand mage et enchanteur fameux, directeur du service du Bonheur Linéaire, fit irruption dans la pièce, tout essouflé. Fédor Siméonovitch passait pour un incorrigible optimiste, il croyait à un avenir radieux. Il avait eu une vie fort agitée. Sous Ivan Vassiliévitch, Ivan le Terrible, les sbires de Maliouta Skouratov, sur dénonciation d’un diacre, son voisin, l’avaient joyeusement brûlé comme sorcier dans une étuve. Sous Alexeï Mikhaïlovitch, il avait été sauvagement bâtonné, tandis qu’on gravait au fer rouge sur son dos nu toute son œuvre manuscrite. Sous Pierre le Grand, il fut d’abord porté aux nues comme chimiste et minéralogiste, mais il eut le malheur de déplaire au prince Romodanovski et fut condamné aux travaux forcés à la fabrique d’armes de Toula ; il s’enfuit en Inde, voyagea longtemps, fut mordu par des serpents venimeux et des crocodiles, surpassa l’art du yoga, revint en Russie au moment de la révolte de Pougatchev, fut condamné comme médecin des révoltés, eut les narines arrachées et fut exilé à vie à Solovets. Avant de se fixer à l’institut, où il occupa rapidement un poste de maître de recherche, il avait eu à Solovets même toutes sortes d’ennuis.

— Je v-vous souhaite le b-bonjour ! me dit-il de sa voix de basse en posant devant moi les clefs de ses laboratoires. — Mon p-pauvre g-garçon ! Un j-jour p-pareil, vous d-devriez vous d-distraire, je vais t-téléphoner à M-modeste M-matvéievitch, je p-peux vous remplacer … Voyons, où ai-je s-son numéro de t-télé-phone ? Malédiction, j’oublie t-toujours les numéros de t-téléphone … un-q-quinze ou c-cinq-onze …

— Fédor Siméonovitch, c’est trop gentil de votre part ! m’écriai-je. Il ne faut pas ! J’ai justement l’intention de travailler !

— Ah ! t-travailler ! C’est une aut-tre affaire ! Ça, c’est bien, ça c’est t-très bien, je vous f-félicite ! Moi vous s-savez, je n’y connais rien en électron-nique … Il faut que j’apprenne, parce que les formules magiques c’est dépassé, les t-tours de p-passe-passe avec p-psy-chochamps, c’est p-primaire … C’était b-bon pour n-nos aïeux …

Brusquement, il fit apparaître deux grosses pommes ; il m’en donna une et croqua l’autre à pleines dents.

— M-malédiction, encore une v-véreuse … Et la vôtre elle est b-bonne ? Tant m-mieux … Je r-reviendrai vous v-voir, Sacha, v-vous s-savez, je n’ai p-pas tout à fait c-compris le s-système de c-commandes … Je vais b-boire un peu de v-vodka et je r-reviens … La v-vingt-neuvième commande dans votre machine, l-là … Ou c’est la m-machine qui m-ment, ou c’est m-moi qui ne c-comprends rien … Je v-vous apporterai un r-roman p-policier, de Gardner. Vous lisez l’anglais ? Il écrit b-bien le b-bougre, f-fichtrement b-bien ! Vous s-savez, il y a un avocat là-dd-dedans, qui est une c-crapule … Je vous prêterai autre chose encore, de la science-f-fiction … A-asimov ou B-brad-bury …

Il alla à la fenêtre et s’écria enthousiaste :

— B-Bon sang, ce que j’aime les t-tempêtes de neige !

A ce moment, la porte s’ouvrit devant Cristobal Josevitch Junta, mince, racé, enveloppé dans une pelisse de vison. Fédor Siméonovitch se retourna.

— Ah ! C-cristo, s’exclama-t-il. R-regarde-moi ça, c-cet imbécile de Kamnoiédov qui met de g-garde un jeune g-garçon, la n-nuit du N-Nouvel an. Laissons-le p-partir, v-veux-tu, on r-restera t-tous les d-deux à boire, à se rappeler le p-passé ? P-pourquoi le laisser se m-morfondre ? C’est au b-bal qu’il doit aller, avec des j-jeunes f-filles …

Junta posa les clefs sur la table et dit négligemment :

— La compagnie des jeunes filles ne procure de satisfactions qu’au cas où il a fallu surmonter des obstacles …

— Bien sûr ! dit Fédor Siméonovitch. — Que de s-sang, que de c-chants pour conquérir des b-belles !.. Comment d-dites-vous d-déjà chez v-vous ?… Seul c-celui qui ignore le m-mot peur arrive au b-but …

— Exactement. Et puis je déteste les bonne œuvres.

— Il d-déteste les b-bonnes œuvres ! Et qui est-ce qui m’a pris Odikhmantiev ? Qui m’a débauché un garçon de cette valeur ?… Tu me d-dois au m-moins une b-bouteille de champagne !.. N-non, pas de champagne ! De l’a-amontillado ! Il t’en reste encore ?

— On nous attend, Teodor, lui rappela Junta.

— Oui, c’est v-vrai … Il faut que je t-trouve une c-cravate … et des bottes de f-feutre, il ne faut pas compter trouver un t-taxi aujourd’hui … Nous p-par-tons, Sacha, ne v-vous ennuyez p-pas trop.

— Le soir du Nouvel An on ne s’ennuie pas quand on est de garde à l’institut. Quand on est nouveau, surtout … ajouta Junta à mi-voix.

Junta laissa passer devant lui Fédor Siméonovitch et au moment de sortir, me regarda de travers tout en traçant rapidement sur le mur une étoile de Salomon. Elle brilla, puis pâlit peu à peu, comme un faisceau d’électrons sur l’écran d’un oscillographe. Je crachai à trois reprises par-dessus mon épaule gauche.

Cristobal Josévitch Junta, qui dirigeait le service de recherche sur le Sens de la Vie était un homme remarquable mais complètement dépourvu de cœur.

Dans sa prime jeunesse, il avait été longtemps Grand Inquisiteur et depuis il en avait gardé les manières. Il effectuait sur lui-même ou sur ses collaborateurs presque toutes ses mystérieures expériences et j’avais moi-même entendu les délégués syndicaux en parler avec indignation au cours d’une réunion. Il se livrait à des recherches sur le sens de la vie, et bien qu’il eût obtenu des résultats intéressants en démontrant théoriquement que la mort n’est absolument pas un attribut indispensable de la vie, il n’était pas encore allé très loin. A propos de cette dernière découverte, des protestations s’étaient élevées également, mais cette fois-ci lors d’un séminaire de philosophie. On racontait que dans un coin de son bureau se trouvait le corps magnifiquement empaillé d’une vieille connaissance de Junta, un Standartenführer S. S., en grand uniforme, avec monocle, dague, croix de fer, feuilles de chêne, tout l’attirail, quoi. Junta était un extraordinaire taxidermiste. Le Standartenführer aussi, à ce que disait Cristobal Josévitch, mais ce dernier avait été plus rapide. Il aimait être le plus rapide, partout et toujours. Un certain scepticisme lui était propre. Dans un de ses laboratoires, un immense panneau disait : « Nous sommes-nous nécessaires ? » Bref, une personnalité tout à fait exceptionnelle.

A trois heures juste, en accord avec la législation du travail, le docteur ès-sciences Amvrossi Ambrouasovitch Vybegallo apporta ses clefs. Il avait au pied des bottes de feutre et portait une touloupe de cocher ; de son col relevé sortait une barbiche d’un gris sale. Ses cheveux étaient coupés au bol si bien que personne n’avait jamais vu ses oreilles.

— Oui …, dit-il en s’approchant, il est possible que j’aie une éclosion aujourd’hui. Dans mon laboratoire, quoi. Il faudrait surveiller un peu. Je lui ai laissé des provisions, du pain, n’est-ce pas, cinq miches, et puis une bouillie de son, et deux seaux de petit lait. Quand il aura mangé tout ça, il va se mettre à ruer. Alors, mon cher, tu me passes un coup de fil, hein.