Il posa devant moi un trousseau de clefs et resta à me fixer, la bouche ouverte, l’air embarrassé. Il avait des yeux transparents, des grains de millet parsemaient sa barbe.
— Où ça ? demandai-je.
Je ne l’aimais pas du tout. C’était un homme sans scrupules et c’était un imbécile. Le travail pour lequel on le payait trois cent cinquante roubles par mois aurait pu s’appeler carrément eugénisme, mais personne n’employait ce mot pour ne pas avoir d’histoires. Ce Vybegallo affirmait que tous les malheurs, n’est-ce pas, proviennent de l’insatisfaction et que l’homme, s’il possède tout, du pain, quoi, du son, acquiert un caractère angélique. Cette idée toute simple, Vybegallo l’imposait obstinément à l’aide d’auteurs classiques auxquels il arrachait des lambeaux de citations qu’il tronquait avec une candeur désarmante. Le Conseil scientifique, ébranlé par cette démagogie déchaînée, inscrivit au plan les recherches de Vybegallo. Celui-ci, suivant rigoureusement les indications du plan, chiffrant soigneusement ses résultats en pourcentages d’exécution et sans jamais oublier les règles d’économie, d’accélération du circuit des fonds de roulement, non plus que le contact avec le réel, avait mis en chantier trois modèles expérimentaux : l’homme insatisfait à cent pour cent, l’homme satisfait à cent pour cent, l’homme insatisfait « stomacalement » parlant. L’homme insatisfait à cent pourcent avait été le premier à éclore, voici deux semaines. Cette misérable créature, couverte de plaies comme Job, accablé de tous les maux possibles et imaginables, souffrant simultanément du froid et de la chaleur, s’effondra un beau jour dans le corridor et y creva après avoir fait retentir dans la maison une série de plaintes inarticulées. Vybegallo triomphait. La preuve était faite qu’un homme, privé de boisson, de nourriture et de soins médicaux, est malheureux, quoi, et peut meme mourir. Comme était mort celui-là, n’est-ce pas. Le Conseil scientifique s’effraya. L’entreprise prenait des allures sinistres. Une commission de contrôle fut créée. Mais Vybegallo, sans se frapper, présenta deux attestations d’où il ressortait que premièrement, ses trois garçons de laboratoire allaient tous les ans participer au ramassage des pommes de terre dans le sovkhoze parrainé par l’institut et que, deuxièmement, lui, Vybegallo, avait connu les prisons tsaristes et donnait régulièrement des conférences de vulgarisation scientifique en ville et dans les environs. Pendant que la commission, ahurie, essayait de saisir la logique de l’argumentation, il fit venir de la conserverie de poissons ( elle aussi parrainée par l’institut, dans le cadre des liaisons recherche-industrie ) quatre camions chargés de têtes de hareng destinées au futur anthropoïde insatisfait stomacalement parlant. La commission rédigeait ses conclusions, l’institut attendait dans l’angoisse les événements à venir, les voisins d’étage de Vybegallo prenaient des congés à leur compte.
— Et où je le donnerai ce coup de fil ?
— Le coup de fil ? Chez moi naturellement, où je pourrais bien être le Jour de l’An ? Il faut de la morale, mon cher. Le Nouvel An, on doit le fêter en famille.
— Je m’en doute que c’est chez vous. Mais à quel numéro.
— Tu n’as qu’à regarder dans le répertoire. Tu sais lire ? Alors regarde dedans. Nous n’avons pas de secrets, nous, ce n’est pas comme chez certains. En masse[8].
— Bon, dis-je. Je passerai un coup de fil.
— C’est ça, mon cher, c’est ça. S’il se met à mordre, tape-lui sur la gueule, ne te gêne pas. C’est la vie[9].
Je pris mon courage à deux mains et grommelai :
— Nous ne sommes pas à tu et à toi.
— Pardon ?
— Rien, je disais ça comme ça.
Il me fixa de ses yeux transparents qui n’exprimaient strictement rien, puis dit :
— Bon, je préfère. Je te souhaite une bonne année, une bonne santé. Arivoir alors[10].
Il enfonça sa chapska jusqu’aux sourcils et partit.
J’ouvris la fenêtre. Roman Oïra-Oïra entra en coup de vent et demanda, en fronçant son grand nez :
— Vybegallo est venu ?
— Oui.
— Hum … Ça sent le hareng. Voilà les clefs. Tu sais où il a fait décharger un des camions ? Sous les fenêtres de Gian Giacomo. Sous son bureau. C’est son cadeau de Nouvel An. Tiens, je vais fumer.
Il se laissa tomber dans un énorme fauteuil de cuir, déboutonna son pardessus vert à col de fourrure et alluma une cigarette.
— Allez, travaille, dit-il. Soient : une odeur de hareng, intensité de seize microhaches, un volume de … Il évalua la pièce du regard. — Tu verras toi-même, une année qui s’achève, Saturne dans la constellation de la Balance … Vas-y, fais partir cette odeur !
Je me grattai l’oreille.
— Saturne … Qu’est-ce que tu me racontes avec Saturne … Et le vecteur magistatum ?
— Ça, mon vieux … Tu dois le calculer toi-même …
Je me grattai l’autre oreille, calculai mentalement le vecteur et effectuai, en trébuchant sur les mots, une action acoustique ( une incantation autrement dit ). Oïra-Oïra se boucha le nez. J’arrachai deux poils de mes sourcils ( opération idiote et très douloureuse ) et polarisai le vecteur. L’odeur redoubla de force.
— Du mauvais travail, me dit Roman. Qu’est-ce que tu fabriques, apprenti sorcier ? Tu ne vois pas que la fenêtre est ouverte ?
— C’est vrai, dis-je. Je tins compte de la divergence et du rotor, essayai de résoudre mentalement l’équation de Stocks, m’embrouillai, m’arrachai, en respirant par la bouche, deux autres poils, reniflai et prononçai la formule d’Auers ; j’étais prêt à m’arracher un autre poil quand je constatai que la pièce s’était aérée de façon naturelle. Roman me conseilla d’économiser mes sourcils et de fermer la fenêtre.
— Mention passable, conclut-il. Et maintenant, on matérialise.
Pendant quelque temps, nous fîmes des exercices de matérialisation. Je fabriquais des poires, Roman voulait m’obliger à les manger. Je refusais, alors il me faisait recommencer. — Tu travailleras jusqu’à ce que tu obtiennes quelque chose de mangeable. Ça, tu n’auras qu’à le donner à Modeste Matvéievitch. Il s’appelle Kamnoiedov ça n’est pas pour rien. Je finis par faire apparaître une véritable poire, grosse, jaune, fondante comme du beurre et amère comme de la quinine. Quand je l’eus mangée, Roman me permit de souffler.
Nous fûmes alors dérangés par le gros Magnus Fédorovitch Redkine, préoccupé et contrarié comme d’habitude. Il y a trois cents ans, l’invention de hauts-de-chausses qui rendent invisible lui a valu le diplôme de bachelier en magie noire. Depuis il passe son temps à les perfectionner. Ses hauts-de-chausses devinrent d’abord des culottes, puis tout récemment paraît-il, des pantalons qui rendent invisible. Mais ils ne sont pas tout à fait au point. A la dernière réunion du séminaire de magie noire, il a fait un exposé sur « Certaines propriétés nouvelles des pantalons de Redkine », et ç’a été un fiasco. Il était en train de faire une démonstration de son modèle modernisé, quand quelque chose a foiré, et les pantalons au lieu de rendre invisible leur inventeur, disparurent eux-mêmes. C’était plutôt gênant. Cependant le grand travail de sa vie, c’est sa thèse, qui s’intitule : Matérialisation et naturalisation linéaire de la Théorie Blanche, en tant qu’argument de la fonction suffisamment arbitraire de bonheur humain non entièrement représentable.
8
En français dans le texte. Vybegallo adore émailler ses phrases d’expressions en dialecte français comme il dit. Sans répondre de sa prononciation, nous avons assumé la tâche de donner la traduction ( Note des auteurs ).