Dans ce domaine il est parvenu à des résultats remarquables, d’où il découle que l’humanité baignerait littéralement dans un bonheur non entièrement représentable, si seulement on pouvait retrouver la Théorie Blanche elle-même et surtout si on savait ce qu’elle est et où il faudrait la chercher.
Seuls les journaux intimes de Ben Bethsalel font mention de la Théorie Blanche. Ben Bethsalel dit avoir obtenu la Théorie Blanche sous forme de sous-produit d’une réaction alchimique et, n’ayant pas le temps de s’attarder là-dessus, l’avoir fixée, en qualité d’élément auxiliaire, à l’un de ses appareils. Dans un mémoire, composé en prison, Ben Bethsalel écrit : « Pouvez-vous vous le figurer ? Cette Théorie Blanche ne justifia pas mes espérances, non. Et quand je compris l’utilité qu’elle pouvait avoir — je parle du bonheur des hommes, tous tant qu’ils sont —, j’avais oublié où je l’avais mise. » L’institut possède sept appareils ayant appartenu à Ben Bethsalel. Redkine en a démonté six jusqu’à la dernière vis sans rien trouver de particulier. Le septième est le divan-translator. Quand Vida Koméev fit main basse sur le divan, les plus noirs soupçons se glissèrent dans l’âme naïve de Redkine qui se mit à l’espionner. Fureur de Kornéev, explications orageuses. Les deux hommes sont maintenant à couteaux tirés. Bien qu’il réprouvât mon amitié pour ce « plagiaire », Magnus Fédorovitch témoignait d’une certaine bienveillance envers moi, qui étais un représentant des sciences exactes. Au fond, Redkine n’était pas un mauvais homme, c’était un travailleur acharné et absolument désintéressé. Sa gigantesque collection de définitions du bonheur lui avait demandé un travail colossal. On y trouvait des définitions négatives simples ( « L’argent ne fait pas le bonheur » ), des définitions positives simples ( « Satisfaction suprême, contentement absolu, succès, veine » ), des définitions casuistiques ( « Le bonheur est l’absence de malheur » ), et paradoxales ( « Les plus heureux sont les bouffons, les imbéciles, les insouciants car ils ne connaissent pas le remords, ne craignent pas les fantômes, ne sont pas tourmentés par la crainte des malheurs à venir, ne se leurrent pas de l’espérance de biens futurs » ).
Magnus Fédorovitch posa sur la table la petite boîte qui contenait sa clef et nous dit en nous lançant un regard en dessous :
— J’ai trouvé une autre définition.
— Laquelle ? demandai-je.
— C’est une sorte de poésie. Mais sans rime. Vous voulez l’écouter ?
— Bien sûr, dit Roman.
Magnus Fédorovitch sortit son calepin et lut d’une voix hésitante :
— Je n’ai rien compris, dit Roman. Laissez-moi le lire.
Magnus lui donna son carnet en expliquant :
— C’est de Christopher Log, traduit de l’anglais.
— De très beaux vers, dit Roman.
Redkine soupira :
— Certains le disent, d’autres non.
— C’est pénible, dis-je compréhensif.
— N’est-ce pas ? Comment lier tout cela ? D’une jeune fille entendre le chant … Et pas n’importe quel chant, il faut que la fille soit jeune, qu’elle se trouve hors du chemin, et seulement après qu’elle lui a demandé son chemin … Est-ce que c’est possible ? Peut-on algorithmiser des choses pareilles ?
— Peu probable. Je ne m’y essaierais pas.
— Vous voyez ! dit Magnus Fédorovitch. Et pourtant vous dirigez le centre de calcul ! Si ce n’est pas vous, qui donc ?
— Au fond, ça n’existe peut-être pas, lança Roman avec la voix d’un provocateur de cinéma.
— Quoi ?
— Le bonheur.
Magnus Fédorovitch se fâcha.
— Comment n’existerait-il pas, répliqua-t-il dignement, alors que je l’ai moi-même éprouvé plus d’une fois ?
— En échangeant un penny contre un shilling ? demanda Roman.
Magnus Fédorovitch se vexa tout à fait et lui reprit son calepin.
— Vous êtes encore jeune …, commença-t-il, mais il fut interrompu par un roulement de tonnerre. Une flamme jaillit tandis qu’une odeur de soufre se répandait. Merlin l’Enchanteur se dressa au milieu de la pièce.
Magnus Fédorovitch qui, de surprise, avait reculé jusqu’à la fenêtre, s’enfuit en disant « Je vous ai assez vus ! »
— Good God ! dit Oïra-Oïra, en ôtant la poussière de ses yeux. Canst thou not corne in by usual way as decent people do, Sir ?… ajouta-t-il.
— Beg thy pardon, dit Merlin en me regardant d’un air satisfait. Je devais être pâle parce que cette combustion spontanée m’avait effrayé.
Merlin rajusta sa cape mangée aux mites, jeta sur la table un trousseau de clefs et déclara :
— Vous avez remarqué le temps qu’il fait ?
— Celui qui avait été annoncé, dit Roman.
— Tout juste, sir Oïra-Oïra ! Justement celui qui avait été annoncé !
— C’est utile la radio.
— Je n’écoute pas la radio, dit Merlin. J’ai mes propres méthodes.
Il secoua le bas de sa cape et s’éleva à un mètre du plancher.
— Attention au lustre, conseillai-je.
Merlin le regarda et commença sans crier gare :
— Je ne peux pas oublier, mes chers sirs, que l’année dernière, en compagnie du camarade sir Péréiaslavlski, président du raïsoviet[11] …
Oïra-Oïra bâilla désespérément. Je n’en menais pas large non plus. Merlin aurait été encore pire que Vybegallo s’il n’avait été aussi vieux jeu et aussi imbu de sa personne. A un moment, il avait réussi à se faire nommer chef du service des Prédictions et Prophéties, parce que dans tous ses curriculums vitae il signalait sa lutte sans relâche contre l’impérialisme yankee depuis le haut Moyen Age, et y joignait des copies certifiées conformes de pages de Mark Twain. Par la suite, il avait été reconduit dans ses anciennes fonctions de directeur du bureau de Météorologie et, tout comme il y a mille ans, s’appliquait à prédire les phénomènes atmosphériques, tant à l’aide de procédés magiques que sur la base du comportement des tarentules, de l’évolution des douleurs rhumatismales et de l’envie de se vautrer dans la boue, ou au contraire, d’en sortir, que manifestaient les cochons de Solo vêts. D’ailleurs, son principal fournisseur de prévisions météorologiques était un poste à galène, volé, disait-on, dans les années vingt, à une exposition de jeunes techniciens qui s’était tenue à Solovets, poste avec lequel il captait les émissions de radio. C’était un grand ami de Naïna Kievna ; à eux deux, ils recueillaient et colportaient toutes sortes de bobards sur une géante velue qui aurait hanté les forêts de la région et sur une étudiante retenue prisonnière par un abominable homme des neiges venu de l’Elbrouz. On disait aussi que de temps en temps il prenait part aux veillées nocturnes du mont Chauve en compagnie de M. K. Viï, de Khoma Brutus et d’autres mauvais sujets.
Roman et moi, attendions sans rien dire qu’il veuille bien disparaître. Mais lui, empaqueté dans sa cape, confortablement installé sous le lustre, entama un récit dont nous avions tous les oreilles rebattues. Il s’agissait d’un voyage d’inspection qu’il avait fait avec le président du raïsoviet de Solovets, le camarade Péréiaslavlski. Toute cette histoire était d’ailleurs pur mensonge, une mauvaise adaptation de Mark Twain. Il parlait de soi à la troisième personne et appelait parfois le président roi Arthur.