Le premier étage était occupé par le service du Bonheur Linéaire. C’était le royaume de Fédor Siméonovitch, tout embaumé de senteurs de pomme et de résineux, où travaillaient les plus jolies filles et les garçons les plus sympathiques. On n’y rencontrait point de sombres fanatiques, d’adeptes de la magie noire, personne ne s’arrachait de poil en grimaçant de douleur, personne ne marmonnait d’incantations qui avaient l’air de comptines grivoises, personne n’y faisait de bouillons de crapauds et de corbeaux les nuits de pleine lune, à la Saint-Jean ou les vendredis treize. Les chercheurs du service faisaient tout ce qui était possible dans les limites de la magie blanche, submoléculaire et infraneuronique pour élever le tonus moral de collectivités entières et de chaque individu en particulier. Ils condensaient des rires joyeux et bon enfant qu’on répandait ensuite sur toute la terre ; ils élaboraient, expérimentaient et mettaient en circulation des types de comportement qui renforçaient l’amitié et dissipaient les désaccords. Ils distillaient des extraits de contre-chagrin qui ne contenaient pas un atome d’alcool ou de stupéfiant. Leur concasseur de méchanceté portatif en était presque au stade opérationnel, ils mettaient au point de nouveaux alliages d’intelligence et de bonté.
J’ouvris la porte de la salle centrale et, debout sur le seuil, admirai le gigantesque distillateur de Rire d’Enfant qui ressemblait vaguement à un générateur van de Graaf. Mais à la différence de cette machine, il ne faisait aucun bruit et sentait bon. Selon les instructions, j’aurais dû abaisser les deux grands interrupteurs blancs du pupitre de commande pour que s’éteigne la lumière dorée dans laquelle baignait la pièce et que s’installent l’obscurité, le froid et l’immobilité, bref, les instructions exigeaient que je coupe le courant. Mais je n’hésitai même pas, je m’en allai à reculons et refermai la porte. J’aurais eu l’impression de commettre un sacrilège si j’avais arrêté quoi que ce soit dans les laboratoires de Fédor Siméonovitch.
Je longeai le corridor sans me presser, occupé à regarder les dessins comiques affichés aux portes des laboratoires, quand je tombai sur Tikhon le domovoï[12]. C’était lui l’auteur de ces dessins qu’il renouvelait chaque nuit. Nous nous serrâmes la main. Tikhon était un brave domovoï de la région de Riazan, exilé à Solovets par Viï pour une peccadille quelconque : manquement aux règles du savoir-vivre ou refus de manger de la vipère bouillie. Fédor Siméonovitch le recueillit, le lava, le guérit de son penchant pour la bouteille et le domovoï se plut si bien à l’institut qu’il y resta. Il dessinait admirablement, à la manière de Bidstrup, et était estimé des domovoï locaux pour son bon sens et sa sobriété.
Sur le point de monter au deuxième étage, je me rappelai le vivarium et redescendis au sous-sol. Alfred, le gardien du vivarium, un vampire affranchi, était en train de boire du thé. En me voyant, il essaya de cacher la théière sous la table, renversa son verre, rougit et baissa les yeux. J’eus pitié de lui.
— Bonne année, lui dis-je en faisant mine de ne rien remarquer.
Il toussota, mit la main devant sa bouche et dit d’une voix d’asthmatique :
— Merci. Bonne année à vous aussi.
— Tout va bien ? demandai-je en regardant les rangées de cages et de stalles.
— Briarée s’est cassé un doigt.
— Comment a-t-il fait ?
— Ben, comme ça. A la dix-huitième main gauche. Il se récurait le nez, il a fait un faux mouvement — c’est maladroit les hécatonchires — et il s’est cassé le doigt.
— Il faut appeler le vétérinaire.
— C’est pas la peine ! C’est pas la première fois que ça lui arrive !
— Bon, dis-je, allons voir.
Nous passâmes devant la volière des harpies qui nous suivirent d’un regard endormi, devant la cage de l’hydre de Lerne, maussade et peu loquace à cette époque de l’année … Les hécatonchires, frères jumeaux à cent bras et à cinquante têtes, fils premiers nés du Ciel et de la Terre, étaient logés dans une vaste caverne de béton fermée par de gros barreaux de fer. Gyès et Cottos dormaient roulés en boule, amas confus de têtes rasées aux yeux fermés et de bras ballants tout poilus. Briarée souffrait. Accroupi contre la grille, il passait entre les barreaux son doigt malade qu’il soutenait à sept mains. Avec les quatre-vingt-douze restantes, il s’accrochait aux barreaux et se tenait les têtes. Certaines dormaient.
— Alors ? dis-je, compatissant, ça fait mal ?
Les têtes se mirent à parler en grec et réveillèrent une de leurs homologues qui connaissait le russe.
— Ça fait horriblement mal, traduisit-elle. Les autres se turent et me fixèrent, la bouche ouverte.
Je regardai le doigt. Il était sale et enflé, mais pas cassé du tout. C’était une simple foulure. Quand nous nous foulions un doigt, à la salle des sports, nous réparions ce genre d’accident sans l’aide d’aucun médecin. J’attrapai le doigt et tirai dessus de toutes mes forces. Briarée poussa cinquante hurlements et tomba à la renverse.
— Allons, allons, dis-je en essuyant mes mains à mon mouchoir, c’est fini, c’est fini maintenant.
Briarée, reniflant de tous ses nez, examina son doigt. Les têtes de derrière tendirent le cou en mordillant les oreilles de celles de devant qui les empêchaient de voir. Alfred souriait.
— Une saignée lui ferait du bien, dit-il, puis il soupira et ajouta : Mais c’est pas du sang qu’il a, c’est de la tromperie.
Briarée se leva. Les cinquante têtes souriaient béatement. Je lui fis un signe de la main et retournai sur mes pas. Je m’arrêtai près de Kochtcheï Trompe-la-Mort[13]. Le grand malfaiteur logeait dans une cage très confortable, avec tapis, air conditionné, étagères à livres. Les parois de sa prison étaient ornées de portraits de Gengis Khan, de Himmler, de Catherine de Médicis, de l’un des Borgia, de Goldwater ou de Mac-Carthy, je ne distinguai pas très bien. Kochtcheï, vêtu d’une somptueuse robe de chambre, debout, les jambes croisées, devant un énorme pupitre, lisait une copie offset du Marteau des sorcières. Ses longs doigts faisaient le geste de visser, d’enfoncer, d’arracher, c’était fort désagréable à voir. Il était maintenu en détention provisoire depuis un temps infini, car l’instruction de son procès était interminable, étant donné ses innombrables crimes. Kochtcheï était très précieux pour l’institut car nous l’utilisions pour certaines expériences, de plus il nous servait d’interprète quand nous voulions parler à Gorynytch le Dragon. ( Ce dernier était enfermé dans l’ancienne salle des machines d’où nous parvenaient ses ronflements métalliques et les grognements qu’il poussait en rêve. ) Je me disais que si jamais à une époque infiniment lointaine, le procès de Kochtcheï avait lieu, les juges se trouveraient dans une situation embarrassante : il est difficile d’appliquer la peine de mort à un criminel immortel, et la réclusion à perpétuité, compte tenu de la détention préventive …
Je sentis qu’on m’attrapait par le bas de mon pantalon, une voix d’ivrogne souffla :
— On se l’envoie, les mecs ?
Je réussis à me dégager. Trois vampires, leurs museaux gris appuyés contre le grillage électrifié de leur volière, me buvaient des yeux.
— Tu m’as tordu le bras, grande bringue à lunettes ! brailla l’un d’eux.
— Fallait pas m’attraper, répliquai-je.
Alfred accourut en faisant claquer son fouet et les vampires reculèrent dans un coin sombre où ils se mirent à jouer aux cartes avec d’abominables jurons.