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— Bon, ça va. Je crois que tout est en ordre. Je m’en vais.

— Bonne continuation, me dit Alfred avec empressement.

Tandis que je montais, je l’entendais remuer sa théière.

Dans la salle des machines, j’allai jeter un coup d’œil au bloc électrogène. L’institut ne dépendait pas de la ville pour son électricité. Nous utilisions la célèbre Roue de la Fortune comme source d’énergie à bon marché. Seule était visible une petite partie de la jante de la gigantesque roue dont l’axe de rotation se trouvait quelque part dans l’infini, si bien qu’on aurait dit un convoyeur à courroies qui sortirait d’un mur et rentrerait dans l’autre. A un certain moment, il avait été à la mode de soutenir des thèses sur le rayon de courbure de la Roue, mais comme ces thèses fournissaient des résultats fort peu précis, à dix mégaparsecs près, le Conseil scientifique de l’institut avait décidé de ne plus accepter de thèses sur ce sujet, tant qu’il n’existerait pas de moyens de transport transgalactiques permettant d’espérer un notable accroissement de la précision.

Plusieurs démons du service d’entretien s’amusaient à se faire porter par la jante ; en fin de parcours, ils sautaient par terre et recommençaient. Je les rappelai énergiquement à l’ordre : — Cela suffit comme ça, vous n’êtes pas au cirque ! Ils se cachèrent derrière les capots des transformateurs et me bombardèrent de boules de papier mâché. Je résolus d’ignorer ces garnements, passai devant le pupitre de commande et, après avoir constaté que tout marchait, je montai au deuxième étage.

Il était silencieux, obscur et poussiéreux. Près d’une petite porte entrouverte, un vieux soldat en tricorne et en uniforme du régiment Préobrajenski sommeillait, appuyé sur un fusil à silex. C’est ici que se trouvait le service de la Défense Magique qui ne comptait plus âme qui vive parmi son personnel. Tous nos vieux bonzes, à l’exception peut-être de Fédor Siméonovitch, s’étaient en leur temps intéressés à cette partie de la magie. Ben Bethsalel avait utilisé avec succès le Golem lors de révolutions de palais ; le monstre d’argile, insensible aux tentatives de corruption et réfractaire aux poisons, gardait les laboratoires et les trésors impériaux. Giuseppe Balsamo avait créé une escadrille de sorcières qui avait fait ses preuves sur les champs de bataille de la guerre de Cent ans ; mais l’escadrille s’était rapidement démantelée, car une partie des sorcières se maria, tandis que d’autres suivirent des régiments de reîtres en qualité de vivandières. Le roi Salomon avait capturé une douzaine de douzaines d’iphrites dont il fit un bataillon d’attaque anti-éléphants. Le jeune Cristobal Junta avait offert à Charlemagne un dragon chinois, dressé à la chasse aux Maures, mais ayant appris que l’empereur se préparait à combattre non les Maures mais les Basques, ses frères de race, il déserta. Tout au long de l’histoire séculaire des guerres, différents magiciens avaient proposé d’utiliser des vampires ( pour les reconnaissances de nuit ), des basilics ( pour paralyser d’effroi l’adversaire ), des tapis volants ( pour bombarder d’immondices les villes ennemies ), des épées magiques ( pour compenser l’infériorité numérique ) et bien d’autres choses. Cependant après la Première Guerre mondiale, après la Grosse Bertha, les tanks, l’ypérite et le chlore, le service de la Défense Magique se mit à battre de l’aile. Les collaborateurs partirent en masse. Le dernier à rester fut un certain Pitirim Schwartz, ancien moine, inventeur d’un support de mousquet, qui travaillait sans relâche à un projet de djinns-bombardiers. Son idée était de jeter sur les villes adverses des bouteilles dont les djinns auraient été prisonniers depuis au moins trois mille ans. On sait que les djinns, à l’état libre, ne peuvent que détruire des villes ou construire des palais. Un djinn retenu assez longtemps, une fois libéré ( ainsi raisonnait Pitirim Schwartz ) n’irait pas construire des palais et l’adversaire en verrait de toutes les couleurs. L’un des obstacles à la réalisation de ce projet était la quantité insuffisante de bouteilles de djinns, mais l’inventeur comptait grossir ses réserves en draguant la Méditerranée et la mer Rouge. On dit que le vieux Pitirim, quand il apprit l’existence de la bombe à hydrogène et de la guerre bactériologique, perdit son équilibre psychique, distribua ses djinns aux différents services de l’institut et s’en alla étudier le sens de la vie chez Cristobal Junta. Personne ne l’avait plus jamais revu.

Quand je m’arrêtai sur le seuil, le soldat entrouvrit un œil et grogna : « Passe ton chemin ! » avant de retomber dans sa somnolence. J’inspectai du regard la pièce, encombrée de débris de maquettes étranges et de lambeaux de croquis mal exécutés, remuai du bout de ma chaussure un dossier qui portait cette inscription raturée : « Strictement confidentiel. Brûler avant de lire ». Je m’en allai, je n’avais pas de courant à couper, et pour ce qui était de la combustion spontanée, tout ce qui pouvait s’auto-enflammer l’avait fait depuis longtemps.

La bibliothèque se trouvait au même étage. C’était un local sombre et poussiéreux, aussi haut que le vestibule mais beaucoup plus vaste. On racontait qu’à cinq cents mètres de l’entrée commençait une assez bonne route qui longeait les rayonnages. Oïra-Oïra était allé jusqu’au kilomètre dix-neuf ( il y avait des bornes kilométriques ). Vitia Kornéev, ayant besoin d’une documentation sur le divan-translator, s’était procuré des bottes de sept lieues, qui l’avaient mené à la borne cent vingt-quatre. Il aurait continué s’il n’avait été arrêté par une équipe de danaïdes en vestes molletonnées. Sous la surveillance de Caïn, elles défonçaient le bitume au marteau-piqueur pour poser des canalisations. Le Conseil scientifique avait plus d’une fois soulevé la question de l’établissement d’une ligne à haute tension le long de la route, ligne qui aurait assuré la transmission par fil des abonnés de la bibliothèque. Mais toutes les propositions constructives s’étaient heurtées au manque de crédit.

Il y avait là des livres passionnants dans toutes les langues du monde et de l’histoire, depuis celle des Atlantes jusqu’au pidgin-english. Ce qui m’intéressait le plus dans cette bibliothèque, c’était une édition en plusieurs volumes du Livre des Destinées. Il était imprimé en petits caractères sur papier de riz très fin et contenait, dans l’ordre chronologique, des données plus ou moins complètes sur 73 619 024 511 personnes douées de raison. Le premier tome commençait avec le pithécanthrope Aiuikx. ( « Né le deux août de l’an 965543 avant notre ère. Les parents étaient des ramapithèques. Sa femme était également une ramapithèque. Enfants : un mâle, Ad-Amm, une femelle, E-Wa. Vécut en nomade dans une tribu de ramapithèques de la plaine de l’Ararat. Mangea, but et dormit à son contentement. Pratiqua le premier un trou dans une pierre. Fut dévoré par un ours de caverne au cours d’une chasse. » ) Le dernier nom du dernier tome, paru l’année dernière, était celui de Francisco-Caetano-Augustin-Lucia-y-Manuel-y-Josefa-y-Miguel-Luca-Carlos-Pedro Trinidad. ( « Né le 16 juillet 1491 denotreère, mort le 17 juillet 1491 de notre ère. Parents : Pedro-Carlos-Luca-Miguel-y-Josefa-y-Manuel-y-Lucia-Augustin-Caetano-Francisco Trinidad et Maria Trinidad ( cf ). Portugais. Anacéphale. Chevalier de l’Ordre du Saint-Esprit, colonel de la Garde. » )

Le Livre des Destinées était tiré à un exemplaire et le dernier tome avait été mis sous presse à l’époque des frères Montgolfier. Pour satisfaire les lecteurs actuels, la maison d’édition avait décidé de publier des mises à jour, dans lesquelles on ne trouvait que les dates de naissance et de mort. Je repérai mon nom dans l’un de ces fascicules. Les fautes d’impression étaient nombreuses, ainsi appris-je avec surprise que je mourrais en 1611. La liste des errata qui prenait un tome entier n’allait pas jusqu’à mon nom.