Une équipe spécialisée du service des Prédictions et Prophéties donnait des consultations sur le Livre des Destinées. Ce service allait à vau-l’eau depuis la brève domination du citoyen sir Merlin. L’institut mettait régulièrement au concours le poste désormais vacant de directeur du service, mais il ne se présentait jamais qu’un seul candidat, Merlin lui-même.
Le Conseil scientifique examinait consciencieusement sa candidature et la rejetait par quarante voix contre, et une pour. ( Merlin faisait traditionnellement partie du Conseil scientifique. )
Le service de Prédictions et Prophéties occupait tout le troisième étage. Je passai devant des portes où était écrit « Groupe du marc de café », « Groupe des augures », « Groupe des Pythies », « Groupe météorologique », « Groupe des patiences », « Oracle de Solovets ». Je n’eus pas à couper le courant puisque le service s’éclairait à la bougie. La porte du groupe météorologique s’ornait de cette phrase tracée à la craie : « Eau sombre dans les nuées. » Tous les matins, Merlin, maudissant les intrigues des envieux, effaçait cette inscription à l’aide d’un chiffon humide, et chaque nuit, elle réapparaissait. Je ne comprenais absolument pas le prestige dont jouissait ce service. De temps en temps, les chercheurs faisaient de bizarres exposés intitulés « Considérations sur l’expression des yeux d’un augure » ou « Propriétés prévisionnelles du marc de café moka récolte 1926 ». Quelquefois, l’équipe de pythies réussissait quelques prédictions, mais elles semblaient tellement effrayées et étonnées de leur succès que tout l’effet en était perdu. U-Janus, un homme d’une délicatesse exceptionnelle pourtant, ne pouvait retenir un sourire indéfinissable quand il assistait aux réunions du séminaire de pythies et d’augures.
Au quatrième étage, je pus enfin m’acquitter d’un travail : j’éteignis la lumière dans les cellules du service de l’Éternelle Jeunesse. Il n’y avait personne de jeune dans le service et ces pauvres vieux, qui souffraient de sclérose millénaire, oubliaient constamment d’éteindre la lumière en partant. D’ailleurs, j’ai l’impression que la sclérose n’expliquait pas tout. Beaucoup d’entre eux avaient peur de s’électrocuter.
Dans le laboratoire de sublimation, un prototype d’éternel adolescent errait tristement entre les rangées de tables et bâillait, les mains dans les poches. Sa barbe longue de deux mètres traînait par terre et se prenait dans les pieds des chaises. Je rangeai à tout hasard dans un placard une bouteille d’eau régale posée sur un tabouret, puis je me rendis dans la salle d’électronique.
C’est là que se trouvait mon Aldan. Je restai quelque temps à l’admirer tant il était compact, beau, avec des reflets mystérieux. Au sein de l’institut, on se comportait différemment à notre égard. J’avais été accueilli à bras ouverts par le service de Comptabilité : le chef comptable me chargea tout de suite d’ennuyeux calculs de salaires et de rentabilité. Gian Giacomo le chef du service des Métamorphoses Universelles commença par se réjouir, mais quand il vit que l’ordinateur n’étais pas capable de calculer l’élémentaire transmutation d’un centimètre cube de plomb en un centimètre cube d’or, il se refroidit beaucoup et ne nous fit plus que rarement l’honneur de nous confier de petits problèmes. En revanche, Vitia Kornéev, son subordonné et disciple bien-aimé ne nous laissait pas en repos. Oïra-Oïra était continuellement sur mon dos avec des problèmes ultra-coriaces de mathématique irrationnelle. Cristobal Junta, qui aimait être partout le premier, avait pris l’habitude de brancher, pendant la nuit, l’ordinateur sur son système nerveux, si bien que le lendemain, sa tête ronronnait et cliquetait, tandis que mon Aldan déboussolé, au lieu d’utiliser le système binaire, passait à l’archaïque système sexagésimal d’une façon incompréhensible pour moi. Fédor Siméonovitch Kivrine s’amusait avec l’ordinateur comme un enfant avec un jouet ; il pouvait jouer pendant des heures à pair ou impair. Il avait enseigné à Aldan les échecs japonais, et pour rendre les choses plus intéressantes, avait introduit dans la machine une âme immortelle, plutôt gaie et travailleuse d’ailleurs. Janus Polyeuctovitch ne se servit qu’une fois de l’ordinateur : au bout de dix secondes, tous les coupe-circuit sautèrent. Mon directeur s’excusa et se retira en emportant la petite boîte translucide qu’il avait branchée sur Aldan et qui était cause de la panne.
Malgré ces petits désagréments, malgré le manque de blocs de rechange et le sentiment d’impuissance qui s’emparait de moi quand je devais faire l’analyse logique d’une transgression non congruente dans un psychamp d’incube-générations, et bien qu’Aldan, maintenant doté d’une âme, imprimât parfois à la sortie : « Je pense. Prière de ne pas déranger », mon travail me passionnait et j’étais fier d’être indispensable. J’avais effectué tous les calculs dont avait besoin Oïra-Oïra pour ses recherches sur le mécanisme héréditaire des homonculus bipolaires. J’avais établi pour Vitia Kornéev les tables de tension du divan-translator dans un espace magique à neuf dimensions. J’avais calculé le moyen de transport le plus économique pour l’élixir de Rire d’Enfant. J’avais même calculé les probabilités de réussite du « Grand Éléphant », de la « Douma d’État » et de la « Tombe de Napoléon » pour les farceurs du « Groupe des patiences » et recherché toutes les quadratures de la méthode numérique de Cristobal Junta, lequel, en retour, m’avait appris à atteindre le nirvâna. J’étais content, je ne voyais pas le temps passer, ma vie avait un sens.
Il était encore tôt, un peu plus de six heures. Je mis Aldan en marche et travaillai un peu. A neuf heures du soir, j’abandonnai mes occupations, coupai le courant à regret et montai au quatrième étage. La neige tombait toujours. C’était une véritable tourmente de Nouvel An. Le vent hurlait et sifflait dans les vieilles cheminées, amoncelait la neige sous les fenêtres, secouait et balançait les quelques réverbères de la rue.
Je passai, sans m’arrêter, devant les services administratif et financier. La porte du bureau de Modeste Matvéietvitch était barricadée par des poutres de fer en double T et gardée de chaque côté par deux iphrites, de belle taille, en tenue de combat, sabre au clair et coiffés de turbans. Leur nez, rouge et gonflé par le rhume, était traversé d’un anneau d’or où était accroché un numéro d’inventaire en fer blanc. Il flottait une odeur de soufre, de poil roussi et de pommade aux antibiotiques. Je m’attardai quelque temps à les regarder, car, sous nos latitudes, les iphrites sont plutôt rares. Celui de droite, mal rasé, l’œil couvert d’un bandeau noir, me couvait du regard. On disait que c’était un ancien ogre, aussi m’éloignai-je à la hâte. Je l’entendis renifler et clapper de la langue.
Dans les salles du service du Savoir Absolu, toutes les fenêtres étaient ouvertes parce que l’odeur des têtes de hareng du professeur Vybegallo s’infiltrait partout. La neige pénétrait à l’intérieur, des mares s’étaient formées sous les radiateurs du chauffage central. Je fermai les fenêtres et circulai entre les bureaux immaculés des chercheurs du service. Des écritoires toutes neuves s’alignaient sur les tables, les encriers débordaient de mégots. C’était un drôle d’endroit. La devise des chercheurs était la suivante : « La connaissance de l’infini exige un temps infini. » Je n’en disconviens pas. Pourtant, la conclusion qu’ils en tiraient était plutôt inattendue : « Qu’on travaille ou pas, cela revient au même. » Et pour ne pas accroître l’entropie de l’univers, ils ne travaillaient pas … La plupart d’entre eux, tout au moins. En masse, comme aurait dit Vybegallo. En fait, leur tâche se ramenait à analyser la courbe du savoir relatif dans la région de son rapprochement asymptotique de la vérité absolue. Aussi certains collaborateurs passaient-ils leur temps à diviser zéro par zéro sur de petites machines à calculer tandis que d’autres se faisaient envoyer en mission dans l’infini. Ils en revenaient frais comme l’œil et engraissés, ce qui ne les empêchait pas de prendre tout de suite un congé de maladie. Entre deux voyages, ils se baladaient, la cigarette à la bouche, de service en service, s’asseyaient sur les tables et racontaient des histoires sur la découverte d’incertitudes par la méthode de L’Hospital. On les reconnaissait aisément à leur regard vide et à leurs oreilles écorchées par d’incessants rasages. Depuis six mois que j’étais à l’institut, ils n’a vaient soumis qu’un problème à Aldan, problème qui ne contenait aucune vérité absolue et se réduisait à leur sempiternelle division de zéro par zéro. Peut-être certains d’entre eux travaillaient-ils sérieusement, mais cela, je n’en savais rien.