A dix heures et demie, je mis le pied dans le territoire de Vybegallo. Un mouchoir plaqué sur le visage, essayant de respirer par la bouche, je me dirigeai tout droit vers le laboratoire, connu parmi les chercheurs sous le nom de « Maternité ». C’est ici que naissaient les prototypes de l’homme idéal.
La pièce était sombre et surchauffée. J’allumai la lumière. Les murs lisses et gris étaient décorés des portraits d’Esculape, de Paracelse, et de Vybegallo lui-même, coiffé d’une toque noire posée sur de nobles boucles ; une médaille étincelait sur sa poitrine.
Deux incubateurs occupaient le centre et un angle du laboratoire. Des miches de pain, des seaux de petit lait et une énorme cuve de son bouilli étaient disposés, à même le sol, autour d’un incubateur. A en juger à l’odeur, il devait y avoir des têtes de hareng dans les parages, mais je n’en vis pas. Seuls les bruits rythmés qui montaient des profondeurs de l’incubateur troublaient le silence régnant.
Je m’approchai sur la pointe de pieds et regardai par le hublot d’observation. J’étais déjà écœuré par l’odeur de hareng, mais là, je me sentis vraiment mal à l’aise et pourtant je ne distinguais pas grand-chose, une pénombre verdâtre où se balançait doucement une vague forme blanche. J’éteignis la lumière, sortis et refermai soigneusement la porte. « Tape-lui sur la gueule. », m’avait dit Vybegallo. Je remarquai alors que le seuil de la porte était barré par une rangée de signes cabalistiques. Après les avoir examinés, je compris qu’ils étaient destinés à éloigner les démons affamés de l’enfer.
Je quittai avec un certain soulagement le domaine de Vybegallo et grimpai au cinquième étage où Giacomo et ses collaborateurs étudiaient la théorie et la pratique des métamorphoses universelles. Sur le palier, une affiche de couleur vive invitait le personnel à monter une bibliothèque. L’idée appartenait au Comité local, mais le texte était de moi :
Fouille au grenier Fais le tri de tes armoires Livres et grimoires Seront les bienvenus.
Je rougis et continuai mon inspection. Arrivé en haut de l’escalier, je vis tout de suite que la porte du laboratoire de Vitia était entrouverte et j’entendis quelqu’un chanter. Je m’approchai sans faire de bruit.
III
Je veux te chanter.
Toi qui affrontes la tourmente un soir d’hiver.
Ton souffle puissant et les battements réguliers de ton cœur …
Vitia m’avait dit qu’il allait chez des amis et qu’il laisserait un double au laboratoire. Un double, qu’est-ce que c’est ? En général, la copie assez exacte de son créateur. Imaginons qu’un homme n’ait pas assez de ses deux bras, il peut alors se fabriquer un double, sans cervelle mais dévoué et qui ne sait faire qu’une chose : souder des contacts, ou coltiner des fardeaux, ou écrire sous la dictée, mais cette chose il la fait bien. Ou prenons le cas d’un savant qui a besoin d’un anthropoïde pour ses recherches, il peut créer un double qui ne sache faire qu’une chose, marcher au plafond, par exemple, mais qui le fasse bien. Autre cas encore plus courant : c’est le jour de la Sainte-Touche et vous n’avez pas de temps à perdre à la caisse. Vous envoyez à votre place un double qui n’est capable que de trois choses : ne laisser passer personne devant lui, signer le registre et compter l’argent sans s’éloigner de la caisse. Bien sûr, il n’est pas si simple de fabriquer un double, moi, par exemple, j’en suis incapable. Ce que j’arrive à produire ne sait rien faire, pas même marcher. Je suis donc obligé de faire la queue derrière ce qui a l’air d’être Vitia, ou Roman, ou Volodia, et pas moyen d’engager la conversation ou de demander une cigarette. Ils sont là, raides comme des piquets, le regard fixe, les pieds joints, et attendent leur tour.
Les grands maîtres peuvent se fabriquer des doubles très complexes, des doubles à programme, capables de se dresser eux-mêmes. Cet été, par exemple, Roman a envoyé à ma place l’un de ces modèles sophistiqués à la poste de Solovets où m’attendaient les copains. Personne ne s’est douté que ce n’était pas moi qui conduisais l’auto. Mon double râlait contre les moustiques et chantait en chœur avec plaisir. Arrivé à Leningrad, il reconduisit chacun chez soi, rendit la voiture louée, paya et disparut sous les yeux du directeur de l’agence complètement ahuri.
Je crus un certain temps que A-Janus et U-Janus étaient un double et son original. Mais je me trompais. D’abord les deux directeurs ont des papiers d’identité, des diplômes et autres documents indispensables. Les doubles, eux, ne peuvent avoir de papiers d’identité. Dès qu’ils voient un cachet sur une photo, ils entrent en fureur et déchirent tout en mille morceaux. Magnus Redkine a longtemps étudié cette énigmatique propriété, mais la tâche est manifestement au-dessus de ses forces.
Et puis les Janus sont des êtres albumineux. Au sujet des doubles, la controverse entre cybernéticiens et philosophes n’est pas encore achevée : s’agit-il d’êtres vivants ou non ? La plupart des doubles présentent des structures siliceuses, certains sont à base de germanium ( depuis quelque temps, la mode est aux doubles en aluminopolymères ).
Et enfin, ce qui est le plus important, ni A-Janus ni U-Janus n’ont été créés artificiellement. Ils ne sont pas la copie et l’original, ils ne sont pas des frères jumeaux, c’est le même homme, Janus Polyeuctovitch Nevstrouev. Personne à l’institut ne comprend ce phénomène, mais nous en sommes tellement certains, que nous n’essayons pas de comprendre.
Le double de Vitia, debout, les mains sur la table de laboratoire, observait d’un œil fixe le travail du petit homéostat Echbi tout en chantonnant sur l’air d’une chanson à succès.
Je n’avais jamais entendu dire que les doubles chantaient, mais on pouvait s’attendre à tout avec Kornéev. Je me souviens d’un de ses doubles qui avait eu l’audace d’affronter Modeste Matvéievitch à propos de gaspillage depsychoénergie. Etpourtant, même les épouvantails sans bras ni jambes, que je créais, tremblaient comme des feuilles en présence du sous-directeur. L’instinct, sans doute.
Dans un coin, sous une housse de toile bâchée, se trouvait un translator TDX-80E sorti de l’usine de produits technico-magiques de Kitejgrad. Près de la table de laboratoire, le cuir reprisé du fameux divan brillait à la lumière de trois projecteurs. Une petite baignoire d’enfant où flottait, ventre en l’air, un poisson, était posée sur le divan. On voyait aussi des étagères garnies d’appareils divers et par terre, une grande bouteille verte toute poussiéreuse qui renfermait un djinn aux yeux étincelants. Le double de Vitia cessa de contempler l’homéostat, s’assit sur le divan et fixant le poisson du même regard pétrifié, chanta le couplet suivant :