Le poisson ne bougeait pas. Alors le double plongea le bras dans le divan et se mit à tourner quelque chose avec des grognements d’effort.
Le divan était un translator. Il se créait autour de lui un M-champ qui transformait la réalité existante en réalité fantastique. J’en avais fait l’expérience au cours de la nuit passée chez Naïna Kievna et la seule chose qui me sauva alors fut que le divan ne fonctionnait qu’au quart de sa puissance, sinon je me serais peut-être réveillé Petit Poucet. Pour Magnus Redkine, le divan était un réceptacle possible de la Théorie Blanche tant cherchée. Pour Modeste Matvéievitch, une pièce de musée inscrite sous le numéro onze-vingt-trois. Pour Vitia, c’était l’instrument numéro un, aussi volait-il le divan toutes les nuits et Magnus Redkine le dénonçait-il au chef du personnel, le camarade Diomine. L’activité de Modeste Matvéievitch consistait à faire cesser ces désordres. Vitia vola le divan jusqu’à ce qu’intervienne Janus Polyeuctovitch qui, en étroite collaboration avec Fédor Siméonovitch et avec le soutien actif de Gian Giacomo, fort de surcroît d’une lettre officielle du présidium de l’Académie des sciences, signée de quatre académiciens, parvint à neutraliser complètement Redkine et à faire céder du terrain à Modeste Matvéievitch. Celui-ci déclara qu’en tant que personne matériellement responsable, il ne voulait pas entendre parler de quoi que ce soit et désirait que le divan numéro onze-vingt-trois restât dans le local qui lui était spécialement affecté. Dans le cas contraire, conclut-il d’un ton menaçant, les gens, académiciens compris, n’auraient qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Janus Polyeuctovitch accepta de s’en prendre à lui-même, Fédor Siméonovitch aussi et Vitia se dépêcha de transporter le divan dans son laboratoire.
Vitia était un travailleur sérieux à la différence des plaisantins du service du Savoir Universel. Il voulait transformer l’eau des mers et des océans en eau-de-vie. Ses travaux en étaient encore au stade expérimental à vrai dire.
Le poisson de la baignoire bougea et se retourna. Le double sortit son bras du divan. Le poisson remua mollement les nageoires et reprit sa position ventre en l’air.
— Sale bête, fit le double avec conviction.
Je dressai l’oreille. Aucun double de laboratoire n’était capable de mettre tant d’expression dans la voix. Le double mit les mains dans ses poches, se leva lentement et m’aperçut. Nous nous regardâmes quelques instants. Puis je demandai d’un ton sarcastique :
— On travaille ?
L’œil du double était fixe.
— Ça va, ça va, dis-je, j’ai compris.
L’autre se taisait toujours, immobile, sans un battement de paupières.
— Voilà, il est dix heures et demie. Je te donne dix minutes pour tout ranger et pour jeter cette cochonnerie. Après, tu iras danser. Le courant, je le couperai moi-même.
Le double partit à reculons très prudemment et se plaça de façon à mettre la table entre nous deux. Je regardai ma montre d’un air significatif. Le double murmura une incantation, un stylo et une pile de feuilles blanches apparurent sur le bureau. Le double replia les jambes sous lui, et restant en suspension dans cette attitude, se mit à écrire tout en me lançant des regards furtifs. C’était vraiment ressemblant et je commençais à avoir des doutes. Heureusement, j’avais un moyen infaillible de déceler la vérité. Les doubles en général sont insensibles à la douleur. Je tirai de ma poche de petites pinces et m’approchai en les faisant cliqueter. Le double cessa d’écrire. Tout en le regardant, j’attrapai une tête de clou qui dépassait de la table et dis :
— Alors ?
— Que me veux-tu ? dit Vitia. Tu vois bien que je travaille.
— Mais tu es un double. Tu n’as pas le droit de me parler.
— Enlève ces pinces.
— Et toi, ne fais pas l’idiot. Je t’en ficherai des doubles.
Vitia s’assit sur la table et se frotta les oreilles d’un geste las.
— Rien ne marche aujourd’hui, grogna-t-il. Je ne fais que des idioties. J’ai fabriqué un double qui n’a vraiment pas un gramme de cervelle. Il laisse tout tomber, il s’est assis sur l’oumklaïdet, cet animal … Je lui ai flanqué une claque et je me suis fait mal à la main … Et ce poisson qui crève systématiquement.
J’allai jeter un coup d’œil dans la baignoire.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Je n’en sais rien.
— Où l’as-tu trouvé ?
— Au marché.
Je soulevai le poisson par la queue.
— Qu’est-ce que tu voudrais ? Il est mort, c’est tout.
— Idiot ! C’est que c’est de l’eau-de-vie …
— Ah !.. dis-je en me demandant ce que je pourrais lui conseiller. Je n’avais qu’une idée très vague du mécanisme d’action de l’eau-de-vie. Ce que j’en savais remontait à mes lectures du conte d’Ivan Tsarévitch et du Méchant Loup.
Le djinn remuait dans sa bouteille et frottait avec ses petites mains le verre, sali de l’extérieur.
— Tu pourrais essuyer la bouteille, suggérai-je.
— Quoi ?
— Essuyer la bouteille. Il s’ennuie là-dedans.
— Tant pis pour lui, répondit distraitement Vitia. Il replongea le bras dans le divan, le poisson se ranima.
— Tu as vu ? dit Vitia. Quand la tension est au maximum, tout marche bien.
— C’est peut-être l’échantillon qui est mauvais, hasardai-je.
Vitia retira son bras et me regarda :
— L’échantillon … Qui est mauvais …
Ses yeux avaient le regard d’un double.
— Et puis, il est sûrement congelé, dis-je en m’enhardissant.
Il ne m’écoutait pas.
— Où trouver un poisson ? murmura-t-il en se tâtant les poches. Un petit poisson …
— Pour quoi faire ?
— C’est vrai. Pourquoi ? Puisque nous n’avons pas d’autre poisson, raisonna-t-il à voix haute, pourquoi ne pas prendre une autre eau ? C’est juste ?
— Hé non ! objectai-je. Ça ne se passera pas comme ça.
— Comment alors ? demanda-t-il avidement.
— Fiche-moi le camp d’ici. Débarrasse le plancher.
— Et où irai-je ?
— Où tu voudras.
Il enjamba le divan et me prit aux épaules.
— Écoute-moi, tu as compris ? dit-il d’une voix menaçante. On ne trouve pas deux choses identiques sur la terre. Tout est réparti selon la courbe de Gauss. Il y a eau et eau … Ce vieux crétin n’a pas compris qu’il y à dispersion des propriétés …
— Mon cher, lui dis-je. C’est bientôt la fin de l’année ! Ne t’emballe pas.
Il me lâcha et d’un ton inquiet :
— Où l’ai-je mis ?… Ça alors !.. Où ai-je pu le fourrer ?… Ah ! le voilà …
Il courut à une chaise où se trouvait l’oumklaïdet en question. Je reculai vers la porte et implorai :
— Pense à ce que tu fais ! Il est bientôt minuit ! On t’attend !