— Non, répondit-il. Je leur ai expédié mon double. Un brave double, complètement idiot. Il sait raconter des histoires drôles, il fait le poirier, il danse comme un forcené …
Il manipulait l’oumklaïdet tout en se livrant à des calculs, un œil à demi fermé.
— Je te dis de ficher le camp ! criai-je, désespéré.
Vitia me lança un bref regard et je m’accroupis.
La plaisanterie avait cessé. Il se trouvait dans l’état du mage qui, dans le feu de l’action, est capable de transformer son entourage en araignées, en cloportes et autres bestioles silencieuses. Je m’accroupis près du djinn et le regardai.
Vitia s’immobilisa dans la pose classique de l’incantation matérielle ( position « martichor » ), une vapeur rose monta de la table, des ombres, semblables à des chauves-souris, sautillèrent, le papier disparut. Puis la table se couvrit de récipients contenant des liquides transparents. Vitia posa Foumklaïdet sur la table, prit l’un des récipients qu’il examina attentivement. Il ôta prestement la baignoire du divan, alla d’un bond aux étagères et traîna vers la table un gros aquavitomètre de cuivre. Je me rendais compte qu’il ne partirait jamais d’ici. J’étais en train de nettoyer la bouteille pour que le djinn puisse voir quand j’entendis un bruit de voix, des pas, des claquements de portes. Je me précipitai dans le corridor.
La solitude, le silence nocturne de l’énorme bâtisse n’étaient plus qu’un souvenir. Dans le couloir, toutes les lampes étaient allumées. Quelqu’un dégringolait l’escalier en criant : « Valka ! La tension a baissé. Va voir dans la salle des accus ! » Sur le palier, quelqu’un secouait la neige de son manteau. L’élégant Gian Giacomo, courbé, l’air pensif, me croisa rapidement, suivi d’un gnome qui portait sa serviette sous le bras et sa badine entre les dents. Nous échangeâmes des saluts. Le grand prestidigitateur sentait le bon vin et les parfums français. Je n’osai pas l’arrêter, il entra dans son cabinet à travers la porte fermée. Le gnome lui tendit la serviette et la badine, puis plongea dans le radiateur du chauffage central.
— Enfer et damnation ! m’écriai-je en courant à l’escalier.
Tous les chercheurs semblaient s’être donné rendez-vous à l’institut. Les bureaux et les laboratoires étaient éclairés à giorno, les portes étaient grandes ouvertes. L’habituelle rumeur de travail remplissait la grande bâtisse : crépitement de décharges électriques, voix monotones dictant des chiffres ou prononçant des incantations, bruit saccadé des machines à écrire, et, dominant le tout, les rugissements triomphants de Fédor Siméonovitch : « C’estparfait ! C’est très bien ! Bravo, mon cher ! Quel est l’imbécile qui a arrêté le générateur ? ». Quelque chose de dur et de pointu me rentra dans le dos, je m’accrochai à la rampe. La fureur me gagnait. C’étaient Volodia Potchckine et Edik Ampérian en train de transbahuter un appareil de mesure qui devait peser dans les cinquanté kilos.
— Hé ! Sacha ! dit aimablement Edik. Bonjour, Sacha.
— Sacha, écarte-toi ! cria Volodia qui descendait à reculons. Mets-toi de côté !..
Je l’attrapai au collet.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment es-tu entré ?
— Par la porte, par la porte, laisse-moi passer … Edik, un peu plus à droite ! Tu vois si ça va ?
Je le lâchai et me précipitai dans le vestibule. J’étais en proie à une indignation bureaucratique. « Vous allez voir, murmurai-je en descendant les marches quatre à quatre. Je vais vous apprendre à fainéanter ! Je vais vous apprendre à laisser entrer tout le monde ! ». Les macrodémons, au lieu de faire leur travail, jouaient à la roulette, tremblants et phosphorescents d’excitation. Je vis Entrée, oublieux de ses devoirs, faire sauter la banque et gagner quelque soixante-dix milliards de molécules à Sortie, oublieux, lui aussi, de ses devoirs. Je reconnus tout de suite la roulette. C’était la mienne. Je l’avais fabriquée pour animer une petite soirée. Elle était cachée derrière un placard de la salle d’électronique et Vitia était le seul à le savoir. « C’est un complot, me dis-je. Ils vont avoir affaire à moi. » Le vestibule ne désemplissait pas de nouveaux arrivants, gais et rosis par le froid.
— Quelle neige ! J’en ai plein les oreilles …
— Tu es parti toi aussi ?
— Oui, ce qu’on pouvait s’embêter … Tout le monde s’est poivré. J’ai préféré aller travailler. J’ai laissé un double à ma place …
— Tu sais, je danse avec elle, et je sens que je me couvre de poils. J’ai pris de la vodka, rien à faire …
— Et si tu essayais avec un faisceau d’électrons ? La masse est très grande ? Des photons alors …
— Alexeï, tu as un laser de libre ? Donne-m’en un au gaz au moins …
— Galka, tu as laissé ton mari là-bas ?
— Ça fait plus d’une heure que je suis parti, si tu veux le savoir. Je suis tombé dans un fossé plein de neige, j’ai failli y rester …
Il était inutile de reprendre la roulette. Je devais aller m’expliquer avec ce provocateur de Vitia et là, advienne que pourra. Je montrai le poing aux démons et gravis l’escalier en essayant de me figurer ce qui se passerait si Modeste Matvéievitch faisait son apparition.
En chemin, je m’arrêtai dans la salle des bancs d’essai. On y calmait un djinn sorti de sa bouteille et qui se démenait, énorme, bleu de rage, dans une volière clôturée par des boucliers de Djan ben Djan et fermée en haut par un puissant champ magnétique. Cinglé de décharges électriques, il braillait, jurait dans plusieurs langues mortes, sautait, crachait le feu, bâtissait et détruisait des palais, mais il finit par se rendre, s’assit par terre, et encore secoué de décharges, gémit d’un ton pitoyable :
— Ça suffit, laissez-moi, je ne le ferai plus … Aïe, aïe, aïe … Je ne bouge plus maintenant …
Des jeunes gens tranquilles se tenaient au pupitre du déchargeur. Ils avaient le regard fixe, c’étaient des doubles. Les originaux, eux, réunis autour du banc d’essai, consultaient leurs montres et débouchaient des bouteilles.
Je m’approchai.
— Hé, Sacha !
— Sacha, tu es de garde aujourd’hui, paraît-il … J’irai te voir tout à l’heure.
— Faites-lui un verre, j’ai les mains prises …
Complètement abasourdi, je me retrouvai un verre à la main. Les bouchons rebondissaient contre les boucliers de Djan ben Djan, la mousse de champagne coulait en sifflant. Les décharges cessèrent. Le djinn arrêta ses gémissements et se mit à renifler. Au même instant, le carillon du Kremlin sonna les douze coups de minuit.
— Mes enfants, vive le lundi !
Les verres se rapprochèrent. Quelqu’un dit en regardant la bouteille :
— Qui a fait le vin ?
— Moi.
— N’oublie pas de payer demain.
— Encore une bouteille ?
— Ça suffit, on va prendre froid.
— Il n’est pas mal ce djinn … Un peu nerveux peut-être.
— Ne soyons pas trop difficiles. A cheval donné …
— Ça ne fait rien, il va voler comme un brave petit djinn. Il tiendra bien quarante spirales, après, qu’il aille se faire voir ailleurs avec ses nerfs.
— Mes enfants, glissai-je timidement, il fait nuit, c’est jour de fête. Vous devriez rentrer chez vous …
Ils me regardèrent, me donnèrent des claques dans le dos en disant : « Ce n’est rien, ça passera », puis toute la bande se dirigea vers la volière. Les doubles retirèrent l’un des boucliers, les originaux entourèrent le djinn, le saisirent solidement par les mains et par les pieds et le traînèrent jusqu’au banc d’essai. Le djinn se lamentait peureusement et leur promettait tous les trésors de la terre. Un peu à l’écart, je les regardais attacher le djinn avec des sangles et lui fixer des microcapteurs sur différentes parties du corps. Puis je touchai du doigt un bouclier, énorme, lourd, cabossé et brûlé par endroits. Les boucliers de Djan ben Djan étaient faits de sept peaux de dragon, collées à la bile de parricide et conçus pour résister aux éclairs. Chacun d’eux portait un numéro d’inventaire fixé par des clous de tapissier. En principe, ces engins doivent porter sur leur face extérieure la représentation de toutes les grandes batailles du passé, et sur la face intérieure, les grandes batailles du futur. En fait, le bouclier devant lequel je me trouvais montrait quelque chose qui ressemblait à un avion à réaction piquant sur une colonne d’automitrailleuses. Le côté intérieur était couvert de dessins bizarres rappelant un tableau abstrait.