— Vous pouvez m’appeler Sacha, dis-je.
— Et où est-ce que je vais le mettre ? demanda la vieille.
— Dans la réserve, bien sûr, dit Roman d’une voix où perçait l’irritation.
— Et qui sera responsable ?
— Naïna Kievna !.. tonna Roman à la façon d’un acteur de province. Il attrapa la vieille par le bras et l’entraîna vers la maison. Nous les entendîmes discuter : — Mais enfin, nous nous étions entendus !.. — … Et s’il me chaparde quelque chose ?… — Parlez donc moins fort ! C’est un programmeur, comprenez-vous ? Un komsomol ! Un savant !.. — Et s’il grince des dents ?…
Embarrassé, je me tournai vers Volodia qui riait sous cape.
— C’est gênant, dis-je.
— Ne vous en faites pas, tout va marcher comme sur des roulettes …
Il voulut ajouter quelque chose, mais à ce moment la vieille glapit : — Et le divan, hein, et le divan ?… Je sursautai et repris :
— Vous savez, je crois que je vais partir …
— Il n’en est pas question ! dit Volodia, très ferme. Tout va s’arranger. Simplement elle veut qu’on lui graisse la patte, et Roman et moi nous n’avons pas d’argent sur nous.
— Je paierai, dis-je. J’avais vraiment envie de partir ; j’ai horreur de ce genre d’histoires.
Volodia secoua la tête.
— Pas du tout. Le voilà qui vient. Tout est réglé.
Roman vint à nous, me prit par le bras en disant :
— Tout est arrangé. Venez.
— Écoutez, ça m’ennuie, hésitai-je. Finalement, elle n’est pas obligée …
Mais nous nous dirigions déjà vers la maison.
— Si, si, elle est obligée, me rassurait Roman.
Contournant le chêne, nous arrivâmes derrière la maison et montâmes les marches de l’entrée. Roman poussa une porte capitonnée qui donnait sur un corridor, spacieux et propre, mais mal éclairé. La vieille nous y attendait, les bras croisés sur le ventre, les lèvres serrées. A notre vue, elle bougonna, vengeresse :
— Et je veux un reçu tout de suite !.. Et dans les règles : je reconnais avoir reçu telle et telle chose d’une telle, laquelle a remis au soussigné …
Roman poussa un rugissement étouffé et nous entrâmes dans la pièce qui m’était destinée. C’était un local plutôt froid qu’éclairait une fenêtre ornée d’un rideau de cretonne. Roman dit d’une voix tendue :
— Faites comme chez vous.
La vieille, dans l’entrée, demanda :
— Il ne grince pas des dents ?
Roman, sans se retourner, aboya :
— Non ! Puisqu’on vous le dit, il n’a pas de dents.
— Alors, allons faire le reçu.
Roman haussa les sourcils, leva les yeux au ciel, serra les dents et secoua la tête mais sortit tout de même. J’inspectai la pièce, très sommairement meublée. Une table, recouverte d’une vieille nappe grise à franges et accompagnée d’un tabouret bancal, était placée devant la fenêtre. Il y avait encore un grand divan poussé contre un mur de rondins et un portemanteau chargé d’un tas de vieilles nippes, vestes molletonnées, pelisses râpées, casquettes et chapskas déchirées. Un grand poêle russe, passé à la chaux et d’une blancheur éclatante, s’avançait dans la pièce. J’aperçus dans un angle un miroir dépoli au cadre écaillé. Le plancher était propre et recouvert de petits chemins à raies.
Derrière la cloison, deux voix se donnaient la réplique : celle de la vieille bourdonnait, monotone, celle de Roman montait et descendait. — Une nappe, numéro d’inventaire deux cent quarante-cinq … — Vous allez noter chaque lame de plancher, ma parole !.. — Une table de salle à manger. — Vousjallez inscrire le poêle aussi ?… — Il faut de l’ordre … Un divan …
J’allai à la fenêtre et tirai le rideau. A part le chêne, je ne vis rien d’autre. Il devait être très vieux. L’écorce était grise et desséchée, ses monstrueuses racines à fleur de terre étaient couvertes de lichens rouges et blancs. — Inscrivez le chêne tant que vous y êtes ! dit Roman derrière le mur. Sur l’appui de la fenêtre, il y avait un livre renflé et graisseux que je feuilletai machinalement. Puis j’allai m’asseoir sur le divan et tout de suite je fus pris de l’envie de dormir. Je me disais que je venais de conduire quatorze heures, que j’avais mal dans le dos, que tout s’embrouillait dans ma tête et que je me fichais pas mal de cette assommante bonne femme. Je n’avais qu’une pensée, me coucher et dormir …
— Voilà, dit Roman sur le seuil de la porte. Les formalités sont terminées. Il agita ses doigts tachés d’encre. Nos pauvres petits doigts sont fatigués d’avoir tant écrit … Couchez-vous. Nous, nous partons, vous, couchez-vous tranquillement. Que faites-vous demain ?
— J’attendrai, répondis-je mollement.
— Où ?
— Ici. Et devant la poste.
— Vous ne partirez pas dès demain, je présume ?
— Je ne crois pas. Après-demain sans doute.
— Alors, nous nous reverrons. L’amour nous attend. Il sourit, me fit un signe de la main et me laissa. Je pensai sans enthousiasme que j’aurais dû l’accompagner et dire bonsoir à Volodia, mais je m’allongeai. Aussitôt, la vieille se montra. Je me levai. Elle me fixa quelques instants.
— J’ai bien peur que tu n’ailles grincer des dents, dit-elle, soucieuse.
— Mais non, répondis-je d’une voix lasse. Je vais dormir.
— Couche-toi, dors … Paie-moi et dors …
Je sortis mon portefeuille de la poche de mon pantalon.
— Combien vous dois-je ?
La vieille leva les yeux au plafond.
— Disons un rouble pour la chambre … Cinquante kopecks pour les draps, c’est les miens, pas ceux de l’établissement. Pour deux nuits, ça fera trois roubles … Sans compter la petite gratification, pour le dérangement, s’entend …
Je lui tendis un billet de cinq roubles.
— Pour le moment, un rouble de dérangement, on verra après.
La vieille attrapa prestement l’argent et s’éloigna en parlant de monnaie. Ne la voyant pas revenir, j’allais dire adieu à la monnaie et aux draps, quand elle réapparut et posa sur la table une poignée de pièces sales.
— Voilà ta monnaie, tout juste un rouble. Ce n’est pas la peine de compter.
— Je n’ai pas l’intention de le faire. Et les draps ?
— Je vais préparer le lit tout de suite. Fais un petit tour dehors en attendant.
Je sortis et tirai mon paquet de cigarettes de ma poche. Le soleil avait fini par se coucher ; c’était l’époque des nuits blanches. Des chiens aboyaient. Je m’assis sur un banc à demi enfoui dans le sol, à l’abri du chêne, allumai une cigarette et contemplai le ciel pâle et sans étoiles. Le chat survint sans bruit, me fixa de ses yeux phosphorescents, grimpa au chêne et se perdit dans le feuillage. Je l’oubliai, aussi fus-je surpris quand je l’entendis remuer. Des saletés me tombèrent sur la tête. — Vilaine bête, dis-je à voix haute, tout en me secouant. J’avais une envie de dormir fantastique. La vieille sortit de la maison et sans me voir se dirigea vers le puits. J’en conclus que le lit devait être fait et je regagnai la chambre.
Cette peste m’avait préparé mon lit par terre. — Ça non, me dis-je et j’allai fermer la porte au loquet. Je refis le lit sur le divan et commençai à me déshabiller. Un jour falot entrait par la fenêtre, le chat se démenait dans le chêne. Je secouai la tête pour faire tomber les saletés que j’avais dans les cheveux. C’étaient d’étranges saletés, surprenantes vraiment : de grosses écailles de poisson. « Ça va me piquer », pensai-je en posant la tête sur l’oreiller. Je sombrai dans le sommeil.