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II

 … La maison abandonnée est devenue un repaire de renards et de blaireaux, aussi pourrait-on y voir des loups-garous et d’étranges apparitions.

A. Ueda.

Au milieu de la nuit, je fus réveillé par du bruit dans ma chambre. Deux personnes échangeaient des propos en chuchotant. Les voix étaient presque semblables, si ce n’est que l’une était un peu étouffée et rauque et que l’autre trahissait une extrême irritation.

— Racle-toi la gorge, murmurait la voix irritée. Tu ne peux pas parler autrement, non ?

— Si, répondit la voix étouffée. On entendit une petite toux.

— Moins fort, siffla la voix irritée.

— Je n’y peux rien. C’est la toux du fumeur … — Nouvelle quinte.

— Va-t’en d’ici, dit la voix irritée.

— Mais il dort de toute façon.

— Qui c’est ? D’où vient-il ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— C’est vraiment râlant … Quelle déveine, c’est incroyable.

« Ça y est, les voisins qui percent la nuit », pensai-je dans mon demi-sommeil. Je me croyais chez moi. J’ai pour voisins deux frères, deux physiciens qui adorent travailler la nuit. Vers deux heures du matin, quand ils n’ont plus de cigarettes, ils se glissent dans ma chambre et fouillent partout en se cognant aux meubles.

J’attrapai mon oreiller et le lançai à l’aveuglette. Il y eut un bruit de chute, puis ce fut le silence.

— Rendez-moi l’oreiller, dis-je, et fichez-moi le camp. Les cigarettes sont sur la table.

Le son de ma propre voix acheva de me réveiller. Je m’assis. Des chiens aboyaient, derrière la cloison la vieille avait des ronflements menaçants. Je me souvins de l’endroit où je me trouvais. La chambre était vide. Dans le demi-jour, je distinguai mon oreiller sur le plancher et un tas de vêtements tombés du portemanteau. La bonne femme va être furieuse, me dis-je en me levant. Le parquet était froid et je posai les pieds sur les petits tapis. La vieille cessa de ronfler. Je me tins coi. Le parquet craquait, j’entendais de légers bruissements qui semblaient venir des angles. Naïna poussa un sifflement assourdissant puis ronfla de plus belle. Je ramassai l’oreiller et le remis sur le divan. Le tas de vêtements avait des relents de chien mouillé. Je remis en place le portemanteau qui s’était détaché d’un côté, et rassemblai les habits. A peine avais-je suspendu la dernière veste que le portemanteau se décrocha en raclant le mur. Naïna Kievna cessa de ronfler, une sueur froide m’inonda. Dans les parages, un coq s’égosilla. Je lui souhaitai, haineux, de passer à la casserole. J’entendis la vieille se retourner dans son lit, les ressorts grincèrent. J’attendis, immobile sur une jambe. Dehors, quelqu’un dit à voix basse : — Il faut aller dormir, nous oublions l’heure, toi et moi. La voix était jeune et féminine. — Allons-y, dit une autre voix. On entendit un bâillement prolongé. Tu n’iras plus te tremper aujourd’hui ? — Il fait un peu frisquet. Allez, au lit, les enfants. — Les voix se perdirent. La vieille grommela et je regagnai prudemment mon divan. Je n’aurais qu’à me lever plus tôt demain matin et tout remettre en place …

Je me tournai sur le côté droit, tirai la couverture jusqu’aux oreilles, fermai les yeux et compris que je n’avais plus du tout envie de dormir. Aïe, aïe, aïe … Il fallait prendre des mesures et c’est ce que je fis.

Soit, par exemple, un système de deux équations intégrales du type équations de statistique stellaire ; les deux fonctions inconnues se trouvent sous l’intégrale. Naturellement, on ne peut résoudre le problème que par calcul numérique, avec un B. E. S. M., disons … Je me rappelai notre B. E. S. M. Le tableau de commande a la couleur d’un flan. Génia pose dessus un paquet enveloppé de papier journal qu’il défait sans se hâter. — Qu’est-ce que tu as toi ? — Du pain avec du saucisson et du fromage. — Hé bien ! tu devrais te marier ! Moi j’ai des boulettes de viande, c’est ma femme qui les a faites. Et un concombre salé. Non, deux concombres … Quatre boulettes et quatre concombres pour faire un compte rond. Et quatre tranches de pain beurré …

Je rejetai la couverture et m’assis. Il y avait peut-être encore quelque chose dans l’auto ? Non, j’avais tout mangé. Il ne restait que le livre de cuisine destiné à la mère de Valka qui habite Lejnev. Comment c’était déjà ?… Sauce piquante. Un demi-verre de vinaigre, deux oignons et du poivre. Accompagne les plats de viande. Je me souvenais très bien : se sert avec de petits steaks. « Les misérables, pensai-je, pas de simples steaks, non, de petits steaks. » Je bondis hors du lit et allai à la fenêtre. L’air nocturne était chargé d’une odeur de petits steaks. Du fond de mon subconscient, une phrase surgit : — On lui servit le menu habituel dans ce genre de restaurant : soupe aux choux, cervelle aux petits pois, concombre salé ( j’avalai ma salive ) et l’éternel gâteau feuilleté … « Si je pouvais penser à autre chose », me dis-je en prenant le livre posé sur l’appui de la fenêtre. C’était Matin maussade d’Alexis Tolstoï. J’ouvris au hasard : « Makhno, ayant cassé l’ouvre-boîte, sortit de sa poche un canif de nacre à lames multiples et continua à ouvrir toutes sortes de conserves : ananas ( ça va mal, me dis-je ), pâté de foie gras, homard, qui répandirent dans la pièce une très forte odeur. » Je reposai précautionneusement le livre et m’installai sur le tabouret devant la table. Tout à coup, une odeur prononcée et fort agréable vint me chatouiller les narines. Ce devait être celle du homard. Je me demandai alors pourquoi je n’avais jamais mangé de homard, ou d’huîtres, par exemple. Chez Dickens, tout le monde mange des huîtres, manipule des couteaux de poche et se taille de grosses tranches de pain. Je me mis à lisser d’un doigt nerveux la nappe. On avait dû beaucoup et bien manger sur cette nappe, des homards et de la cervelle aux petits pois, des petits steaks sauce piquante. On avait dû y pousser des soupirs d’aise, y faire entendre de petits bruits satisfaits. Je n’avais aucune raison de soupirer d’aise, aussi me contentai-je d’aspirer ma salive entre mes dents.

J’avais dû le faire bruyamment et avidement, car la vieille, derrière le mur, grogna d’une voix mécontente, remua, puis brusquement, entra dans la pièce. Elle était vêtue d’une longue chemise de nuit grise et tenait à la main une assiette d’où s’élevait une appétissante odeur qui n’avait rien d’imaginaire. La vieille souriait. Elle posa l’assiette devant moi et me dit d’une voix engageante :

— Mange, mange, Alexandre Ivanovitch. C’est à la fortune du pot, mais c’est de bon cœur …

— Voyons, Naïna Kievna, bredouillai-je, il ne fallait pas vous déranger …

Mais j’avais déjà une fourchette dans la main et je me mis à manger, cependant que la vieille répétait avec de petits hochements de tête :

— Mange, mange de bon appétit.

Je vidai l’assiette. C’étaient des pommes de terre arrosées de beurre fondu.

— Naïna Kievna, déclarai-je, transporté, si je ne suis pas mort de faim, c’est grâce à vous.

— Ça y est ? demanda-t-elle d’une voix peu amène.

— Ce que c’était bon ! Je vous remercie mille fois ! Vous ne pouvez pas vous figurer …

— Tu parles ! m’interrompit-elle sur un ton franchement désagréable. Ça y est, tu as fini ? Alors donne-moi ton assiette … Ton assiette, je te dis !

— Je vous … vous en prie, dis-je.

— Je vous en prie, je vous en prie … C’est tout ce que je récolte …

— Je peux vous payer. Je commençais à m’énerver.

— Payer, payer … Elle se dirigea vers la porte. Et si ça ne se paie pas des choses comme ça ? Et vous n’aviez pas besoin de mentir …