— Nous savons très bien qu’il n’a pas de solution, fit Junta, piqué au vif. Nous cherchons comment lé résoudre.
— T-tu r-raisonnes b-bizarrement, Cristo … Comment chercher une solution, s’il n’y en a pas ? C’est absurde …
— Excuse-moi, Teodor, mais c’est toi qui as des raisonnements bizarres … Ce qui est absurde, c’est de chercher une solution quand il y en a. Comment aborder un problème qui n’a pas de solution, voilà ce qui nous intéresse. C’est une question fondamentale qui, comme je le vois, dépasse le spécialiste de mathématiques appliquées que tu es. J’ai eu tort d’engager la conversation sur ce sujet.
Le ton de Cristobal Junta était extraordinairement blessant. Fédor Siméonovitch se mit en colère.
— Hé b-bien, mon cher, dit-il. Je ne v-veux p-pas discuter avec t-toi en p-présence d’un j-jeune homme. T-tu m’ét-tonnes. Ce n’est pas p-pédagogique. Si tu veux continuer, je te prierai de me suivre dans le c-couloir.
— A ton gré, répondit Junta, droit comme un i et faisant le geste de mettre la main à une épée inexistante.
Ils sortirent solennellement, la tête fièrement levée et sans se regarder. Les filles pouffèrent. Je n’étais pas très inquiet non plus. Je me rassis, écoutant d’une oreille distraite les puissants éclats de voix de Fédor Siméonovitch, les exclamations sèches et coléreuses de Cristobal Junta. Puis Fédor Siméonovitch cria : — Je vous demanderai de passer dans mon cabinet. — Comme vous voudrez, grinça Junta. Ils se vouvoyaient déjà. Les voix s’éloignèrent. « Un duel ! Un duel ! » pépièrent les filles. Junta avait une réputation de querelleur et de bretteur. On disait qu’il amenait son adversaire dans son laboratoire, lui donnait le choix entre rapière, épée ou hallebarde, puis se mettait à sauter de table en table et à renverser les armoires « à la Jean Marais ». Mais avec Fédor Siméonovitch on pouvait être tranquille. Une fois dans le bureau, les deux hommes garderaient un silence lugubre pendant une demi-heure, puis Fedor Siménéovitch ouvrirait sa petite réserve et remplirait deux verres d’élixir de félicité. Les narines de Junta frémiraient, il tortillerait sa moustache et boirait. Fédor Siméonovitch crierait à la cantonade : « Apportez-nous des concombres. »
Roman me téléphona et d’une voix bizarre me dit de monter immédiatement. J’accourus.
Dans le laboratoire, je trouvai Roman, Vitia et Edik. Il y avait aussi le perroquet vert. Vivant. Il était perché, comme la veille, sur le fléau de la balance, nous regardait tour à tour, se grattait les plumes et semblait en pleine forme. Les grands maîtres, eux, n’en menaient pas large. Roman, l’air abattu, debout devant le perroquet, poussait de temps en temps de profonds soupirs. Edik, très pâle, se massait les tempes comme s’il avait eu la migraine. Vitia, à califourchon sur une chaise, se balançait et murmurait des phrases incompréhensibles, les yeux hors de la tête.
— C’est le même ? demandai-je à mi-voix.
— Le même, dit Roman.
— Photon ? Je n’étais pas fier non plus.
— Oui.
— Et le même numéro ?
Roman ne répondit pas. Edik dit d’une voix douloureuse :
— Si nous savions combien les perroquets ont de plumes dans la queue, nous pourrions les compter et …
— Voulez-vous que j’aille chercher le Brehm ? proposai-je.
— Où est le défunt ? demanda Roman. Voilà par où il faut commencer ! Hé ! les détectives ! Où est le cadavre ?
— Cadavr-re ! cria le perroquet. Cér-rémonie ! Le cadavr-r-e par-r-dessus bor-r-d ! R-r-ubidium !
— Mais qu’est-ce qu’il raconte, cet animal ! dit Roman.
— Le cadavre par-dessus bord, c’est une expression de pirate, expliqua Edik.
— Et le rubidium ?
— R-r-ubidium ! R-r-éserves énor-rmes ! glapit le perroquet.
— Les réserves de rubidium sont énormes, traduisit Edik. Je voudrais bien savoir où.
Je me penchai pour examiner la bague.
— Et si ce n’était pas le même pourtant ?
— Où est l’autre alors ? demanda Roman.
— Ça, c’est une autre question, dis-je. C’est tout de même plus facile à expliquer.
— Explique, proposa Roman.
— Attends, commençons par éclaircir cette question : c’est le même ou non ?
— A mon avis, c’est lui, dit Edik.
— Non, je ne crois pas, dis-je. Il y a une éraflure sur la bague, sur le trois …
— Tr-r-ois, siffla le perroquet. — Tr-r-ois ! Plus à dr-r-oite ! Une tr-r-om-be ! Tr-r-ombe !
Vitia s’agita : — J’ai une idée !
— Laquelle ?
— La méthode associative.
— Comment ça ?
— Attendez. Asseyez-vous et ne faites pas de bruit. Roman, tu as un magnétophone ?
— Non, un dictaphone.
— Amène-le. Mais surtout, taisez-vous. Je vais le cuisiner, ce volatile ! Il va tout me raconter.
Vitia approcha une chaise, s’assit en face du perroquet, se hérissa, ferma un œil et glapit :
— R-r-ubidium !
Le perroquet sursauta et faillit tomber. Tout en agitant ses ailes pour rétablir l’équilibre, il répondit :
— R-r-éserves ! Cr-r-atère de R-r-icci !
Nous nous regardâmes.
— R-r-éserves ! cria Vitia.
— Enor-r-mes ! Des milliar-r-ds ! R-r-icci a raison ! R-r-icci a raison !
— R-r-obots !
— Catastr-r-ophe ! Ça b-r-ûle ! L’atmosphèr-r-e br-r-ûle ! Ar-r-rière ! Ar-r-rière Dr-r-amba !
— Dr-r-amba !
— R-r-ubidium ! R-r-éserves !
— R-r-ubidium !
— R-r-éserves ! Cr-ratère de R-r-icci !
— On tourne en rond, dit Roman.
— Attends, attends, murmura Vitia. Tout de suite …
— Essaie un autre domaine, conseilla Edik.
— Janus, dit Vitia.
Le perroquet ouvrit le bec et éternua.
— Janus, répéta Vitia d’un ton sévère.
Le perroquet regarda par la fenêtre, l’air rêveur.
— Il n’y a pas de « R », dis-je.
— C’est vrai, approuva Vitia. Allez, mon vieux … Nevstr-r-ouev !
— Emetteur-r ! Emetteur-r ! Sor-r-cier ! Sor-r-cier ! Ici Hir-r-ondelle ! Ici Hir-r-ondelle !
— Ce n’est pas un perroquet de pirate, déclara Edik.
— Interroge-le sur le perroquet mort, dis-je.
— Perroquet mort, dit Vitia à contrecœur.
— Cér-r-émonie de funér-r-ailles ! L’heur-r-e est gr-r-ave ! Des discour-r-s ! Des discour-r-s ! Bavar-r-dage ! Tr-r-availler ! Tr-r-availler !
— Il a eu de drôles de patrons, dit Roman. Qu’allons-nous faire ?
— Je trouve qu’il a un vocabulaire spatial, dit Edik. Essaie quelque chose de simple, de quotidien.
— Bombe à hydrogène, dit Vitia.
Le perroquet pencha la tête et se nettoya le bec avec sa patte.
— Locomotive, dit Vitia.
Le perroquet resta muet.
— Oui, ça ne donne rien, dit Roman.
— Malédiction ! cria Vitia. Je n’arrive pas à trouver des mots de la vie courante avec un « r ». Chaise, table, plafond, divan. Oh ! Translator !
Le perroquet fixa Vitia d’un œil rond.
— Kor-r-néev, je vous en prie !
— Quoi ? demanda Vitia. C’était la première fois que je le voyais décontenancé.
— Kor-r-néev est gr-r-ossier ! Gr-r-ossier ! Un tr-r-availleur hor-r-s pair-r ! Un cr-r-étin de pr-r-emière classe ! Ador-r-able !
Nous pouffâmes. Vitia nous regarda et dit d’un ton vengeur.
— Oïr-r-a-Oïr-r-a !
— Tr-r-op vieux ! Tr-r-op vieux ! répondit le perroquet avec empressement. Heur-r-eux !