— Il y a quelque chose qui ne va pas, dit Roman.
— Pourquoi ? dit Vitia. Au contraire … Pr-r-ivalov !
— Pr-r-ojet t-r-ès naïf ! Pr-r-imitif ! Bûcheur-r !
— Les enfants, il nous connaît tous, dit Edik.
— Un petit gr-r-ain de poivr-r-e ! Zér-r-o ! Zér-r-o ! Gr-r-avitation !
— Ampérian, dit Vitia.
— Cr-r-ématoir-r-e ! Pr-r-ématur-ément inter-rompue ! dit le perroquet qui ajouta : Ampèremètre.
— C’est d’un décousu ! dit Edik.
— Rien n’est jamais décousu, dit Roman, rêveur.
Vitia ouvrit le dictaphone.
— La bande est finie. Dommage.
— Vous savez quoi ? dis-je Le plus simple est de demander à Janus. Ce que c’est que ce perroquet, d’où il vient, etc.
— Qui va le lui demander ? s’informa Vitia.
Personne ne répondit. Vitia proposa d’écouter l’enregistrement et nous acceptâmes. Tout cela faisait un effet bizarre. Aux premiers mots, le perroquet se percha sur l’épaule de Vitia, écoutant avec un intérêt visible et plaçant des répliques du genre : « Dr-r-amba ignor-r-e l’ur-r-anium », « Tr-r-ès juste », « Kor-r-néev est bour-r-u ! ». Quand le son s’arrêta, Edik dit :
— En principe, on pourrait dresser un lexique et le donner à l’ordinateur. Mais nous avons déjà des certitudes. Premièrement, il nous connaît tous. C’est déjà étonnant. Cela signifie qu’il a très souvent entendu nos noms. Deuxièmement, il a entendu parler de robots et de rubidium. A propos, où se sert-on de rubidium ?
— Ici, en tous les cas, assura Roman, on ne s’en sert jamais.
— C’est quelque chose dans le genre du sodium, expliqua Kornéev.
— Le rubidium, passe encore, dis-je. Mais où a-t-il entendu parler de cratères lunaires ?
— Pourquoi lunaires ?
— Sur terre, on n’appelle pas cratère les montagnes.
— Primo, il y a un cratère de l’Arizona, secundo, un cratère ce n’est pas une montagne, mais un trou plutôt.
— Tr-r-ou tempor-r-el, annonça le perroquet.
— Il a un vocabulaire extrêmement curieux, dit Edik. On ne peut absolument pas le qualifier de courant.
— Oui, approuva Vitia. Si le perroquet est constamment avec Janus, alors c’est que Janus travaille à des choses bizarres.
— Bizar-r-e or-r-bite, glissa le perroquet.
— Janus ne s’occupe pas de recherche spatiale, dit Roman. Je l’aurais su.
— Avant peut-être ?
— Avant non plus.
— Des robots, murmurait Vitia avec dépit. Des cratères. Que viennent faire les cratères là-dedans ?
— Janus lit peut-être des romans de science-fiction, lançai-je.
— A voix haute ? A un perroquet ?
— Ouais …
— Vénus, dit Vitia en s’adressant au perroquet.
— Amour-r, amour-r, dit l’oiseau qui réfléchit et ajouta : Il est mor-r-t. Pour-r-r r-r-ien.
Roman se leva et se mit à faire les cent pas. Edik posa sa joue sur la table et ferma les yeux.
— Et comment est-il arrivé ? demandai-je.
— Comme hier, dit Roman. Par la porte du laboratoire de Janus.
— Vous l’avez-vu vous-mêmes ?
— Sûr.
— Il y a une chose que je ne comprends pas. Il est mort ou non ?
— Nous n’en savons rien, dit Roman. Je ne suis pas vétérinaire. Et Vitia n’est pas ornithologue. Et d’ailleurs, Ce n’est peut-être pas un perroquet.
— Quoi alors ?
— Je n’en sais rien.
— C’est peut-être une hallucination complexe, une hallucination dirigée, murmura Edik sans ouvrir les yeux.
— Dirigée par qui ?
— C’est à ça que je pense justement.
Je pressai sur mon œil avec le doigt, le perroquet se dédoubla.
— Je vois double, dis-je, ce n’est pas une hallucination.
— J’ai dit une hallucination complexe, rappela Edik.
J’appuyai sur les deux yeux. Je devins momentanément aveugle.
— Voilà, déclara Kornéev, je déclare que nous sommes en présence d’une violation du principe de causalité. Aussi, il n’y a qu’une conclusion : c’est une hallucination, nous allons nous lever, nous mettre en rang et partir en chantant chez le psychiatre. Debout !
— Je n’irai pas, dit Edik. J’ai une autre idée.
— Laquelle ?
— Je ne la dirai pas.
— Pourquoi ?
— Vous allez me battre.
— On te battra de toute façon.
— Allez-y.
— Tu n’as aucune idée, ironisa Vitia. Tu crois en avoir une. Allez, ouste, chez le psychiatre !
La porte du corridor grinça. Janus Polyeuctovitch entra.
— Bien, dit-il. Bonjour.
Nous nous levâmes. Il nous serra à tous la main.
— Mon petit Photon, fit-il en voyant le perroquet. Il ne vous gêne pas, Roman ?
— Me gêner ? Moi ? Pourquoi me gênerait-il ? Il ne me gêne pas du tout. Au contraire.
— Oui, mais tout de même … Tous les jours … Il s’arrêta court. De quoi avons-nous parlé hier soir ? demanda-t-il en se passant la main sur le front.
— Hier … vous étiez à Moscou, dit Roman d’une voix soumise.
— Ah !.. oui, oui. Très bien. Photon ! Viens ici !
Le perroquet vint se poser sur l’épaule de Janus et lui souffla à l’oreille :
— Du gr-r-ain ! Du gr-r-ain ! Du sucr-r-e !
Janus Polyeuctovitch sourit tendrement et passa dans son laboratoire. Nous nous regardions, ahuris.
— Allons-nous-en, dit Roman.
— Chez le psychiatre ! Chez le psychiatre ! marmonnait Kornéev tandis que nous allions chez lui. — Dans le cratère de Ricci. Dr-r-amba ! Sucr-r-e !
V
Il y a toujours suffisamment de faits, c’est l’imagination qui fait défaut.
Vitia mit par terre les containers d’eau-de-vie, nous nous laissâmes tomber sur le divan-translator et sortîmes nos paquets de cigarettes. Au bout d’un moment Roman demanda :
— Vitia, tu as débranché le divan ?
— Oui.
— Parce qu’il me passe de ces machins dans la tête.
— Je l’ai débranché et je l’ai bloqué.
— Écoutez, dit Edik, pourquoi ne serait-ce pas une hallucination ?
— Qui te dit que ce n’en est pas une ? interrogea Vitia. Moi je vous propose d’aller chez le psychiatre.
— Quand je faisais la cour à Maïka, dit Edik, je créais de telles hallucinations que j’en avais peur moi-même.
— Pourquoi ? dit Vitia.
Edik réfléchit.
— Je ne sais pas. L’enthousiasme sans doute.
— Mais non, dit Vitia, je voulais dire : pourquoi voudrait-on nous soumettre à des hallucinations ? Et puis nous ne sommes pas Maïka. Nous sommes des grands maîtres, grâce à Dieu. Qui peut nous surpasser ? Janus, disons. Kivrine, Junta. Giacomo peut-être …
— Il y a Sacha qui est un peu faible, glissa Edik avec l’air de s’excuser.
— Et alors ? Je suis le seul à avoir des visions peut-être ?
— D’ailleurs, on pourrait vérifier, suggéra Vitia, pensif. Si Sacha … heu …
— Hé ! Hé ! dis-je, ça suffit comme ça ! Il n’y a pas d’autres moyens, non ? Appuyez sur vos yeux. Faites écouter la bande à quelqu’un d’impartial, et qu’il nous dise si c’est un enregistrement ou non.
Les grands maîtres eurent un sourire de commisération.
— Tu es un bon programmeur, Sacha, dit Edik.
— Un serin, dit Kornéev, une larve.
— Oui, mon petit Sacha, soupira Roman, tu ne peux même pas te figurer, je vois ce que c’est qu’une véritable hallucination, soigneusement préparée.