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Tous les trois avaient des expressions rêveuses, ils devaient être plongés dans de doux souvenirs. Je les enviais. Ils souriaient, les yeux mi-clos. Puis Edik dit :

— Elle a eu des orchidées tout l’hiver. Ils avaient la meilleure odeur que je puisse imaginer.

Vitia revint sur terre.

— Victimes de Berkeley ! Solipsisme mal venu !

— Oui, déclara Roman. Les hallucinations ne sont pas un sujet de débat. C’est trop naïf. Nous ne sommes ni des enfants ni des vieilles femmes. Je ne veux pas être agnostique. Qu’est-ce que c’était ton idée, Edik ?

— Mon idée ?… Oui, j’en avais une … Naïve aussi. Les matricats.

— Hum … dit Roman d’un air de doute.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

Edik m’expliqua de mauvais gré qu’outre les doubles, il existe aussi des matricats, copies exactes d’objets ou d’êtres. A la différence des doubles, les matricats coïncident totalement avec l’original, structure comprise. Il est impossible de les déceler par des méthodes ordinaires. Il faut des appareils spéciaux, c’est un travail très difficile et très fastidieux. En son temps, Balsamo avait obtenu son diplôme de grand maître en prouvant la nature matricatielle de Philippe de Bourbon, connu dans le peuple sous le nom de « Masque de fer ». Ce matricat de Louis XIV avait été créé par des jésuites désireux de s’emparer de la couronne de France. A notre époque, les matricats sont préparés par la méthode de biostéréographie de Richard Ségur.

Je ne savais pas alors qui était Richard Ségur, mais je déclarai tout de suite que l’idée des matricats pouvait certes expliquer l’extraordinaire ressemblance des perroquets, mais rien d’autre. Par exemple, cela ne nous disait pas où avait disparu le perroquet mort.

— Oui, c’est vrai, approuva Edik. Je n’insiste pas. D’autant plus que Janus ne s’occupe pas du tout de biostéréographie.

— Justement, dis-je, enhardi. Il vaut mieux carrément supposer un voyage dans le futur décrit. Vous savez, comme Louis Sedlovoï.

— Oui ? dit Kornéev sans grand intérêt.

— Janus voyage dans un roman de science-fiction, il prend un perroquet et le ramène ici. Le perroquet meurt, Janus repart pour la même page, et ça recommence … Cela nous explique pourquoi les perroquets se ressemblent. C’est toujours le même perroquet et on comprend pourquoi il a un vocabulaire de ce genre. Et au fond, continuai-je, sentant que tout cela n’avait pas l’air si bête, on peut même essayer d’expliquer pourquoi Janus pose toujours des questions : il a peur de ne pas être revenu au bon moment … C’est pas mal comme explication, non ?

— Il y a un roman de science-fiction avec un perroquet ? demanda Edik.

— Je ne sais pas, avouai-je honnêtement. Mais dans leurs stelloplanes, il y a toujours des tas de bêtes : des chats, des singes, des enfants. Encore une fois, en Occident, la science-fiction est très répandue, on ne peut pas arriver à tout lire …

— Eh bien, premièrement, il y a peu de chances qu’un perroquet, venu de la science-fiction occidentale, parle en russe, dit Roman. Et surtout, cela n’explique pas comment ces perroquets cosmiques — en admettant qu’il s’agisse de science-fiction soviétique — peuvent connaître Kornéev, Privalov et Oïra-Oïra …

— Sans parler du fait, ajouta paresseusement Vitia, que lancer un corps matériel dans un monde idéal est une chose, et que lancer un corps idéal dans un monde matériel en est une autre. Je doute qu’il se soit trouvé un écrivain pour créer un personnage de perroquet, capable d’une existence autonome dans un monde réel.

Je me souvins des savants translucides et ne trouvai rien à objecter.

— D’ailleurs, continua Vitia avec bienveillance, notre Sacha nous donne de l’espoir. Une noble folie imprègne toute cette idée.

— Janus n’aurait pas brûlé un perroquet idéal, assura Edik avec conviction. Un perroquet idéal ne peut pas pourrir.

— Mais pourquoi, pourquoi sommes-nous si peu logiques ? intervint tout à coup Roman. Pourquoi Sedlovoï ? Pourquoi Janus imiterait-il Louis Sedlovoï ? Janus a ses propres thèmes, sa problématique. Il s’occupe d’espaces parallèles. Partons de là.

— Partons, dis-je.

— Tu crois qu’il est parvenu à entrer en contact avec un espace parallèle ? demanda Edik.

— Ça, c’est fait depuis longtemps. Pourquoi ne pas supposer qu’il est allé plus loin ? Pourquoi ne pas supposer qu’il met au point le transfert de corps matériels ? Edik a raison, ce sont des matricats, ce doit être des matricats, parce que la parfaite ressemblance de l’objet transféré doit être garantie. Il modifie le régime du transfert au fur et à mesure des expériences. Les deux premiers transferts ont échoué, les perroquets sont morts. Aujourd’hui, apparemment, l’expérience a réussi …

— Pourquoi parlent-ils en russe ? demanda Edik. Et pourquoi ont-ils un vocabulaire pareil ?

— Donc, là-bas aussi, c’est la Russie, réfléchit Roman. Mais eux ils extraient du rubidium dans le cratère de Ricci.

— C’est vraiment tiré par les cheveux, remarqua Vitia. Pourquoi justement des perroquets ? Pourquoi pas des chiens ou des cochons d’Inde ? Pourquoi pas un simple magnétophone à la fin des fins ? Et encore une fois, comment les perroquets peuvent-ils savoir que Oïra-Oïra est vieux et que Kornéev est un chercheur remarquable ?

— Grossier, dis-je.

— Grossier, mais remarquable. Et puis tout de même où est passé le perroquet mort ?

— Écoutez, dit Edik, ça ne marche pas. Nous travaillons comme des dilettantes. Comme ces auteurs de lettres : « Chers savants. Depuis plusieurs années, je perçois dans ma cave des bruits souterrains. Pouvez-vous m’expliquer ce phénomène ? » Il nous faut de la méthode. Tu as du papier, Vitia ? Nous allons tout noter.

Et nous notâmes de la belle écriture d’Edik.

Premièrement, nous adoptâmes ce postulat que le phénomène n’était pas une hallucination, sinon cela n’aurait présenté aucun intérêt. Puis nous formulâmes des questions auxquelles l’hypothèse cherchée devait fournir une réponse. Nous répartîmes ces questions en deux groupes : le groupe Perroquet et le groupe Janus. Le groupe Janus fut réclamé par Roman et Edik qui déclarèrent sentir de tout leur être un lien entre les bizarreries de Janus et celles des perroquets. Ils ne purent répondre à la question de Kornéev sur le sens physique que pouvaient avoir les notions d’« être » et de « sentir », mais ils soulignèrent que Janus était à lui-même un passionnant objet d’études. Comme je n’avais pas d’opinion, ils se retrouvèrent en position majoritaire. La liste des questions dans sa forme définitive se présenta ainsi :

Pourquoi les perroquets numéro un, deux et trois, observés respectivement le dix, le onze et le douze, se ressemblaient-ils tellement que nous les avions confondus au début ? Pourquoi Janus avait-il brûlé le premier perroquet et également, selon toute vraisemblance, celui qui était avant le premier ( le numéro zéro ) et dont il n’était resté qu’une plume ? Où était passée la plume ? Où était passé le deuxième perroquet ( mort ) ? Comment expliquer l’étrange vocabulaire du deuxième et du troisième perroquet ? Comment expliquer que le troisième perroquet nous connaissait tous alors que nous le voyions pour la première fois ? ( Pourquoi et de quoi sont morts les perroquets ? aurais-je voulu ajouter, mais Kornéev bougonna : « Pourquoi le premier symptôme d’empoisonnement est-il le bleuissement du cadavre ? » et ma question ne fut pas retenue. ) Qu’y a-t-il de commun entre Janus et les perroquets ? Pourquoi Janus ne se rappelle-t-il jamais avec qui et de quoi il a parlé la veille ? Que lui arrive-t-il à minuit ? Pourquoi U-Janus a-t-il l’étrange habitude de parler au futur, alors que rien de tel n’a jamais été remarqué chez A-Janus ? Pourquoi sont-ils deux et d’où vient cette croyance que Janus Polyeuctovitch est un en deux personnes ?