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Après cela, nous restâmes quelque temps à réfléchir consciencieusement en consultant sans arrêt notre feuille. J’espérais qu’une noble folie viendrait de nouveau me visiter, mais mes pensées se dispersaient ; plus j’allais, plus j’étais enclin à adopter le point de vue de Drozd : « Dans cet institut, on en voit bien d’autres. » Je comprenais que ce scepticisme facile était la conséquence de mon ignorance et de mon incapacité à sortir de mes catégories de pensée, mais je n’y pouvais rien. « Tout ce qui se passe, raisonnais-je, n’est véritablement étonnant que si l’on considère que ces trois ou quatre perroquets sont un seul et même perroquet. » Ils se ressemblaient tellement qu’au début, j’avais été induit en erreur. C’était normal. J’étais un mathématicien, je respectais les chiffres, l’identité de numéros s’associait automatiquement dans mon esprit à l’identité des objets numérotés. Cependant il était clair que ce ne pouvait être le même perroquet. Ou alors le principe de causalité aurait été battu en brèche, principe auquel je n’allais pas renoncer pour trois malheureux perroquets, morts de surcroît. Si ce n’était pas le même perroquet, tout le problème perdait de son importance. Oui, les chiffres coïncidaient ; oui, quelqu’un à notre insu s’était débarrassé du perroquet. Quoi encore ? Le vocabulaire ? Un détail … Il y avait certainement une explication très simple à tout cela. Je me préparais à prononcer un discours à ce sujet, lorsque Vitia prit la parole :

— Mes enfants, je crois que j’ai deviné.

Nous nous retournâmes tous d’un seul mouvement. Vitia se leva.

— C’est simple comme bonjour. C’est trivial. C’est plat et banal. Ce n’est même pas intéressant à raconter.

Nous nous levâmes lentement. J’avais l’impression de lire les dernières pages d’un passionnant roman policier. Mon scepticisme s’était volatilisé.

— Contremotion, dit Vitia.

Edik se recoucha.

— Bien ! dit-il. Bravo !

— Contremotion, dit Roman. Oui … Il décrivit un cercle avec ses doigts.. Dans ce sens … ouais … Et dans l’autre ?… Oui, alors on comprend pourquoi il nous connaît tous. Roman fit un grand geste d’invite. Ils viennent de là …

— Et c’est pour cela qu’il demande de quoi on a parlé la veille, reprit Vitia. Et le vocabulaire d’anticipation …

— Mais attendez donc, m’écriai-je ! La dernière page du roman policier était en arabe. Attendez ! Quelle contremotion ?

— Non, dit Roman avec regret, et à l’expression de Vitia on voyait que lui aussi avait compris que la contremotion n’expliquait pas tout. Ça ne colle pas. C’est comme au cinéma. Figure-toi un film.

— Quel cinéma ? implorai-je. Aidez-moi !

— Un film à l’envers, expliqua Roman. Tu comprends ? La contremotion.

— Saloperie ! grogna Vitia en se mettant à plat ventre sur le divan.

— Non, ça ne colle pas, dit Edik, à regret lui aussi. Sacha, ne t’énerve pas, de toute façon, ça ne marche pas. La contremotion, c’est par définition, un mouvement dans le temps en sens inverse. Comme un neutron. Mais l’ennui, c’est que si le perroquet avait été un contremoteur, il aurait volé la queue en avant et ne serait pas mort sous nos yeux, il aurait ressuscité au contraire … L’idée n’était pas mauvaise. Un perroquet contremoteur aurait effectivement pu connaître quelque chose sur le cosmos. Car il vit en sens inverse, de l’avenir vers le passé. Et un Janus contremoteur ne pourrait pas savoir ce qui s’est passé « hier ». Parce que notre « hier », pour lui, c’est le lendemain.

— Hé oui, c’est ça ! s’exclama Vitia. C’est ce que je m’étais dit : « Pourquoi le perroquet disait-il que Oïra-Oïra est « vieux » ? Pourquoi Janus prédit-il parfois « l’avenir ? Tu te rappelles l’histoire du terrain de manœuvre, Roman ?

— Écoutez, dis-je, mais est-ce que c’est possible la contremotion ?

— C’est possible en théorie, expliqua Edik. La moitié de la substance de l’univers se meut en sens inverse dans le temps. En fait, personne n’a encore travaillé la question.

— Il faudrait être fou pour s’occuper de ça, proféra sombrement Vitia.

— Supposons que quelqu’un le fasse, ce serait une expérience extraordinaire, remarqua Roman.

— Pas une expérience, mais un suicide, grommela Vitia. Comme vous voulez, mais il y a de la contremotion là-dedans … Je le sens de tout mon être.

— Ah ! De tout ton être ! ironisa Roman. Plus personne ne parla.

Pendant qu’ils se taisaient, je faisais fiévreusement le compte de ce que nous avions en pratique. Si la contremotion est théoriquement possible, la violation du principe de causalité l’est aussi. Ce n’est même pas une violation puisque ce principe reste vrai, et pour le monde normal, et pour le monde contremoteur … Donc, on peut tout de même supposer qu’il n’y a pas trois ou quatre perroquets, mais un seul, le même. Qu’obtient-on ? Le dix au matin, le perroquet gît, mort, dans le plateau de la balance. Ensuite, on le brûle, on disperse ses cendres au vent. Néanmoins, le onze au matin, il est vivant, et bien vivant. Il est vrai qu’au milieu de la journée il crève et se retrouve dans le plateau. C’est diablement important, ce plateau … L’unité de lieu ! Le douze, le perroquet est ressuscité et demande du sucre … Ce n’est pas de la contremotion, ce n’est pas un film passé à l’envers, mais il y a tout de même de la contremotion là-dedans. Vitia a raison. Pour un contremoteur, la marche des événements est comme ceci : le perroquet est vivant, le perroquet meurt, le perroquet est brûlé. De notre point de vue, abstraction faite des détails, on obtient tout juste le contraire : le perroquet est brûlé, le perroquet meurt, le perroquet est vivant … Comme un film coupé en trois morceaux et dont on montrerait d’abord le troisième morceau, puis le deuxième, puis le premier. Des sortes de solutions de continuité … Des solutions de continuité … Des points de rupture …

— Les enfants, dis-je d’une voix défaillante. La contremotion est-elle obligatoirement continue ?

Ils restèrent quelque temps sans réagir. Edik fumait, Vitia était couché à plat ventre, Roman me regardait sans comprendre, puis ses yeux s’élargirent.

— Minuit ! dit-il dans un chuchotement terrifiant.

Ils se levèrent tous.

Ce fut comme si j’avais marqué un but décisif dans un match de finale. Ils se jetèrent sur moi, m’embrassèrent, me donnèrent des claques dans le dos et sur la nuque, me renversèrent sur le divan. « Quel type astucieux ! » hurla Edik. « Un cerveau ! » rugit Roman. « Et moi qui te prenais pour un idiot ! » dit ce malappris de Kornéev. Puis ils se calmèrent, et tout marcha comme sur des roulettes.

Pour commencer, Roman, déclara de but en blanc qu’il connaissait maintenant le secret du météorite de Toungouska. Il manifesta le désir de nous le communiquer sur-le-champ et nous acceptâmes avec joie, si paradoxal que cela paraisse. Nous n’étions pas pressés de passer à ce qui nous intéressait le plus. Non, nous n’étions pas du tout pressés ! Nous étions des gourmets. Avant de manger, nous commencions par humer, par ouvrir de grands yeux, par clapper de la langue, nous nous frottions les mains, nous savourions à l’avance.

— Tirons définitivement au clair, commença Roman d’une voix insinuante, le problème si embrouillé du prodige de Toungouska. Jusqu’ici, il a été étudié par des hommes absolument dépourvus d’imagination. Ces comètes, ces météorites d’antimatière, les nuages cosmiques et autres générateurs quantiques, tout cela est trop banal, et donc loin de la vérité. Pour moi, le météorite de Toungouska a toujours été un vaisseau venu d’ailleurs. J’ai toujours supposé que si on ne l’a pas trouvé sur le lieu de l’explosion, c’est qu’il n’était plus là depuis longtemps. J’ai souvent pensé que la chute du météorite de Toungouska ne fut pas l’atterrissage d’un vaisseau spatial, mais son décollage. Et cette première hypothèse expliquait pas mal de choses. La contremotion discrète permet d’en finir une fois pour toutes avec ce problème. Que s’est-il passé le 30 juin 1908 dans le bassin de la Podkamennaïa Toungouska ? Vers la mi-juillet de la même année, un vaisseau d’extraterrestres a pénétré dans l’espace circumsolaire. Mais ce n’étaient pas de simples extraterrestres. C’étaient des contremoteurs, camarades ! Des hommes, venus d’un univers où le temps s’écoule en sens inverse du nôtre. A la suite de l’interaction de courants de temps contraires, quelques contremoteurs normaux, percevant notre univers comme un film passé à l’envers, se transformèrent en contremoteurs de type discret. Leur vie, dans notre univers, se soumit à un cycle rythmique déterminé. Si l’on suppose, pour simplifier, que leur cycle était égal à une journée terrestre, alors leur existence, de notre point de vue, devait être la suivante. Tout au long du 1er juillet, par exemple, ils vivent, travaillent et se nourrissent tout à fait comme nous. Cependant, à minuit exactement, ils ne se retrouvent pas le 2 juillet, comme nous, simples mortels, mais tout au début du 30 juin, c’est-à-dire, non pas quelques instants plus tard, mais vingt-quatre heures en arrière, si l’on raisonne de notre point de vue. De même qu’à la fin du 30 juin, ils n’entrent pas dans le 1er juillet, mais tout au début du 29 juin. Et ainsi de suite. Se trouvant à proximité immédiate de la Terre, nos contremoteurs constatèrent avec étonnement, s’ils ne l’avaient pas déjà fait, que la Terre effectue sur son orbite des sauts bizarres, sauts qui rendent difficiles l’astronavigation. De plus, se trouvant au dessus de la Terre, le 1er juillet ( selon notre calendrier ) ils aperçurent au centre du continent eurasien un gigantesque incendie dont ils avaient observé la fumée dans de puissants téléscopes le 2, le 3 juillet et auparavant. Le fait les intéressa en lui-même, cependant leur curiosité scientifique fut tout à fait éveillée lorsque, au matin du 30 juin, ils remarquèrent qu’il n’y avait plus trace d’incendie et que sous eux s’étendait la mer verte et tranquille de la taïga. Le commandant de bord, intrigué, donna l’ordre d’atterrir à l’endroit où la veille ( selon lui ) il avait vu de ses propres yeux le foyer de l’incendie. Ensuite il se passa ce qu’on suppose : les écrans s’allumèrent, les moteurs planétaires rugirent, les rétrofusées entrèrent en action, le k-gamma-plasmoïne explosa.