— Quoi ? Quoi ? demanda Vitia.
— Le k-gamma-plasmoïne. Ou si tu veux, le mu-delta-ionoplast. Le vaisseau, environné de flammes, s’écrasa dans la taïga, et bien entendu, l’enflamma. C’est précisément ce tableau qu’observèrent les paysans du village de Karelinskoïe et les autres témoins du phénomène. L’incendie fut épouvantable. Les contre-moteurs jetèrent un coup d’œil à l’extérieur, tremblèrent et décidèrent d’attendre derrière les parois ignifugées de leur vaisseau. Jusqu’à minuit, ils écoutèrent dans l’angoisse les sifflements et les crépitements des flammes furieuses, puis à minuit juste tout se calma. Et ce n’était pas étonnant. Les contremoteurs entamaient un jour nouveau, qui pour nous était le 29 juin. Et quand le courageux commandant, avec d’infinies précautions, mit le nez dehors, il aperçut à la lumière des projecteurs des pins doucement balancés et se trouva immédiatement en butte aux attaques d’une nuée d’insectes suceurs, connus sous le nom générique de diptères.
Roman fit une pause et nous regarda. Tout cela nous avait beaucoup plu. Nous sentions que nous décortiquerions de la même façon le secret du perroquet.
— Le destin ultérieur des extra-terrestres, poursuivit Roman, ne doit pas nous intéresser. Le 15 juin, peut-être, utilisant cette fois-ci l’alpha-bêta-gamma antigravitation qui n’enflamme rien du tout, ils décollèrent sans tambour ni trompette de cette bizarre planète et s’en retournèrent chez eux. Peut-être ont-ils tous péri empoisonnés par la bave de moustique et leur vaisseau spatial est-il resté longtemps sur Terre, s’enfonçant peu à peu dans l’abîme du temps jusqu’au fond de la mer silurienne peuplée de trilobites. Il n’est pas impossible également qu’en 1906 ou 1901, un chasseur soit tombé sur ce vaisseau et en ait ensuite parlé à des amis qui, bien entendu, ne l’ont pas cru. Terminant ma petite allocution, je me permettrai d’exprimer mes condoléances aux valeureux savants qui tentèrent vainement de découvrir quelque chose dans le bassin de la Podkamennaïa Toungouska. Fascinés par l’évidence, ils ne s’intéressèrent qu’à ce qui s’était passé dans la taïga, après l’explosion, aucun d’entre eux n’a essayé de savoir ce qui s’était passé avant. Dixi.
Roman s’éclaircit la voix et but un gobelet d’eau-de-vie.
— Quelqu’un a-t-il des questions à poser à l’orateur ? demanda Edik. Pas de questions ? Parfait. Revenons à nos perroquets. Qui demande la parole ?
Tout le monde la demanda. Nous parlions tous à la fois. Nous nous arrachions des mains la liste et barrions les questions les unes après les autres. Une demi-heure plus tard, nous possédions un tableau exhaustif, clair et détaillé du phénomène observé.
En 1841, dans la famille de Polyeucte Khrisanthovitch Nevstrouev officier en retraite et petit propriétaire terrien, naissait un fils. On l’appela Janus en l’honneur d’un parent éloigné, Janus Polyeuctovitch Nevstrouev, qui avait prédit le sexe du bébé, et même le jour et l’heure de sa naissance. Ce parent, vieillard paisible et modeste, était venu vivre chez l’officier en retraite après l’invasion napoléonienne. Logé dans une aile du château, il se livrait à de savantes occupations. Il était un peu original comme il convient à un érudit, cependant il s’était pris d’une grande affection pour son filleul et ne le quittait pas d’une semelle, lui inculquant avec persévérance des notions de chimie, de mathématiques et d’autres sciences. On peut dire que Janus junior ne passait pas un jour sans voir Janus senior, et pour cette raison sans doute ne remarquait pas ce dont s’étonnaient les autres : le vieillard ne déclinait pas avec les années, mais au contraire semblait de plus en plus vigoureux et gaillard. A la fin du siècle, le vieux Janus avait initié le jeune Janus aux mystères de la magie analytique, relativiste et générale. Ils continuèrent à vivre et à travailler côte à côte, prenant part aux guerres et aux révolutions, supportant plus ou moins vaillamment les vicissitudes de l’histoire, jusqu’au jour où ils se retrouvèrent à l’Institut de recherche scientifique sur la magie et l’occultisme …
A dire le vrai, toute cette partie préliminaire était le fruit de notre imagination. Du passé des Janus nous savions seulement de source sûre que Janus Polyeuctovitch Nevstrouev était né le 7 mars 1841. Nous ignorions complètement quand et comment J. P. Nevstrouev était devenu directeur de l’institut. Nous ne savions même pas qui le premier avait deviné et révélé que U-Janus et A-Janus étaient un seul être en deux personnes ? Moi, je l’avais appris de Oïra-Oïra et je l’avais cru parce que je ne pouvais pas comprendre. Oïra-Oïra l’avait appris de Giacomo et l’avait cru parce qu’il était jeune et enthousiaste. C’est la femme de ménage qui en avait parlé à Kornéev et celui-ci avait décidé que le fait lui-même était tellement trivial que ça ne valait pas la peine d’y penser. Edik, lui, avait entendu Sabaoth Baalovitch et Fédor Siméonovitch en parler. Edik était alors simple préparateur et croyait à tout sauf en Dieu.