Ainsi, le passé des Janus nous apparaissait de façon tout à fait approximative. En revanche, nous connaissions leur avenir avec exactitude. A-Janus, qui, actuellement, était beaucoup plus pris par l’institut que par la science, se passionnerait pour la contremotion. Il lui consacrerait toute sa vie. Il se ferait un ami, un petit perroquet vert nommé Photon, cadeau de célèbres cosmonautes russes. Cela se produirait le 12 mai 1973 ou 2073 ( c’est ainsi que l’astucieux Edik avait déchiffré l’énigmatique 120573 de la bague ). Puis, vraisemblablement, A-Janus obtiendrait enfin des résultats décisifs, se transformerait en contremoteur ainsi que le petit Photon, qui, au moment de l’expérience serait perché sur son épaule et demanderait du sucre. A ce moment précisément, si nous comprenions quelque chose à la contremotion, l’avenir humain serait privé de Janus Polyeuctovitch Nevstrouev, mais en revanche, le passé humain acquerrait d’un seul coup deux Janus, car A-Janus se transformerait en U-Janus et repartirait en sens inverse sur l’axe du temps. Ils se rencontreraient tous les jours, mais jamais A-Janus ne serait effleuré de soupçons, parce qu’il avait l’habitude depuis son plus jeune âge de voir l’agréable visage ridé de son maître à penser. Chaque soir, à minuit, à zéro heure zéro minute zéro seconde zéro tierce, A-Janus se retrouverait au matin du jour suivant, alors que U-Janus et son perroquet, au même moment, en un instant égal à un microquantum de temps, se retrouverait au matin du jour précédent.
Voilà pourquoi, les perroquets numéros un, deux et trois, observés respectivement le 10, le 11 et le 12 se ressemblaient tellement : il s’agissait simplement d’un même perroquet. Pauvre vieux Photon. Vaincu par l’âge ou victime d’un courant d’air, il était tombé malade et était venu mourir sur sa chère balance dans le laboratoire de Roman. Quand il mourut, son maître, chagriné, l’incinéra et dispersa ses cendres, ignorant ou au contraire sachant très bien comment se conduisent les contremoteurs morts. Nous, naturellement, nous avions observé tout ce processus comme un film aux séquences interverties. Le 9, Roman trouve dans le four, là plume de Photon. Le corps de Photon n’est plus là, il est brûlé le lendemain. Le 10, Roman le trouve dans le plateau. A-Janus trouve le défunt au même endroit et le brûle dans le four. La plume reste dans le four jusqu’à la fin de la journée et à minuit se retrouve au matin du 9. Le 11, au matin, Photon est vivant, bien que déjà malade. Il passe de vie à trépas sous nos yeux, près de la balance ( sur laquelle il aimera tellement se percher maintenant ) le brave Drozd le mettra dans le plateau où le défunt restera jusqu’à minuit ; à cet instant, il entrera dans la journée du 10, sera trouvé par U-Janus, brûlé, dispersé au vent, mais la plume restera et à minuit, elle reviendra au matin du 9, sera trouvée par Roman et jetée dans la corbeille. Le 13, le 14, le 15 et ainsi de suite, Photon, pour notre plus grande joie, sera gai et bavard, nous le gâterons, nous lui donnerons du sucre et des grains de poivre. U-Janus viendra et nous demandera s’il ne nous empêche pas de travailler. Utilisant une méthode associative, nous apprendrons du perroquet des détails fort curieux sur l’expansion cosmique de l’humanité et quelques informations sur notre propre avenir.
Quand nous arrivâmes à ce point de notre raisonnement, Edik s’assombrit tout à coup et déclara qu’il n’aimait pas beaucoup les allusions de Photon à sa fin prématurée. Kornéev, sans aucun tact comme toujours, fit observer que la mort d’un mage est toujours prématurée et que néanmoins nous y passerons tous. « Au fond, dit Roman, peut-être t’aimera-t-il plus que nous tous et se rappellera-t-il uniquement ta mort ? » Edik comprit qu’il avait encore une chance de mourir après nous et son humeur s’en trouva améliorée.
Cependant, cette conversation sur la mort donna à nos idées un tour mélancolique. Tous, sauf Kornéev, bien entendu, nous éprouvions de la pitié pour U-Janus. Effectivement, quand on y songeait, sa situation était terrible. Premièrement, il était un modèle de désintéressement scientifique, puisqu’il était pratiquement privé de la possibilité de récolter les fruits de son travail. Ensuite, il n’avait point la perspective d’un radieux avenir. Nous, nous allions vers un monde de raison et de fraternité, lui, chaque jour, se rapprochait de Nicolas le Sanglant, du servage, de la fusillade de la place Sennaïa et, qui sait ? des noires époques d’Araktchéev et de Biron. Un jour peut-être, sur les parquets cirés de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, il croiserait un collègue en perruque poudrée, un collègue qui depuis une semaine aurait une étrange expression dans le regard et qui s’exclamerait en le voyant : « Herr Nefstrouev. Comment se fait-il ?… Hier soir, j’ai lu dans les Noufelles que fous étiez mort … » U-Janus devrait invoquer un frère jumeau ou de faux bruits, tout en sachant parfaitement ce que signifiait cet entretien …
— Ça suffit, dit Kornéev. Assez de simagrées. Lui, il connaît l’avenir. Il a déjà séjourné là où nous ne sommes pas près d’arriver. Et il sait peut-être parfaitement quand nous mourrons.
— Pauvre vieux, dit Roman, essayez d’être plus gentils avec lui. Toi surtout, Vitia. Tu es très insolent avec lui.
— Mais pourquoi est-il toujours après moi ? grogna Vitia. Et de quoi nous avons parlé, et si nous nous sommes vus …
— Maintenant, tu sais pourquoi il t’interroge, aussi conduis-toi convenablement.
Vitia, vexé, se plongea ostensiblement dans la lecture de notre liste de questions.
— Il faut tout lui expliquer en détail, dis-je. Tout ce que nous savons nous-mêmes. Il faut sans cesse lui prédire son avenir proche.
— Oui, bon sang, dit Roman. Il s’est cassé la jambe cet hiver. Sur une plaque de verglas.
— Il faut empêcher ça, dis-je d’un ton résolu.
— Quoi ? fit Roman. Tu réalises ce que tu dis ? Elle est depuis longtemps ressoudée.
— Mais elle n’est pas encore cassée, objecta Edik.
Durant quelques minutes nous réfléchîmes à ce qui venait d’être dit. Tout à coup Vitia s’exclama :
— Attendez ! et ça qu’est-ce que c’est ? Une question n’a pas été barrée …
— Laquelle ?
— « Où est passée la plume ? »
— Comment où ? s’étonna Roman. Elle est revenue au matin du huit. Le huit, j’ai justement allumé le four.
— Et alors ?
— Mais je l’ai jetée dans la corbeille … Le huit, le sept, le six je ne l’ai pas vue … Hum … Où est-elle passée ?…
— La femme de ménage l’a peut-être jetée ? suggérai-je.
— Il faudrait réfléchir à la question, dit Edik. Supposons que personne ne l’ait brûlée. Quelle apparence aura-t-elle dans les siècles ?
— Il y a des choses plus intéressantes, rétorqua Vitia. Par exemple, que se passera-t-il avec les chaussures de Janus quand il les aura portées jusqu’au jour de leur fabrication ? Et que se passe-t-il avec la nourriture qu’il absorbe au dîner ! Et en général …
Mais nous étions très fatigués. Nous discutâmes encore un peu, puis Drozd arriva avec son transistor et nous demanda de lui prêter deux roubles. — Allez, prêtez-les moi, geignait-il. — Mais puisqu’on ne les a pas, lui répondions-nous. — Il vous en reste peut-être deux … prêtez-les moi … Il était impossible de continuer notre discussion et nous décidâmes d’aller déjeuner.
— Finalement, conclut Edik, notre hypothèse n’est pas tellement fantastique. Le destin de U-Janus est peut-être beaucoup plus étonnant.
Nous nous séparâmes, je me rendis dans la salle d’électronique pour avertir que j’allais déjeuner. Dans le corridor, je tombai sur U-Janus qui me regarda attentivement, me sourit et me demanda si nous nous étions vus la veille.