— Non, Janus Polyeuctovitch. Hier, vous n’étiez pas à l’institut. Hier, Janus Polyeuctovitch, vous êtes allé à Moscou.
— Ah ! oui … J’avais oublié.
Il me sourit si gentiment que je me décidai. C’était un peu hardi, bien sûr, mais je savais qu’il m’aimait bien et qu’il ne se formaliserait pas. Je demandai à mi-voix en regardant prudemment autour de moi :
— Janus Polyeuctovitch, puis-je vous poser une question ?
Les sourcils levés, il me regarda, puis, l’air de se souvenir de quelque chose, me dit :
— Je vous en prie. Rien qu’une ?
Je compris qu’il avait raison. Y aura-t-il la guerre ? Deviendrai-je quelqu’un ? Trouvera-t-on la recette du bonheur universel ? Le dernier idiot mourra-t-il un jour ? Tout cela ne pouvait tenir dans une seule question. Je dis :
— Puis-je venir vous voir demain matin ?
Il hocha la tête et répondit, avec une certaine satisfaction à ce qu’il me parut :
— Non, c’est impossible, Alexandre Ivanovitch. Demain matin, l’usine de Kitejgrad aura besoin de vos services, et je devrai vous envoyer en mission.
Je me sentis stupide. Il y avait quelque chose d’humiliant dans ce déterminisme, qui me vouait, moi, un individu libre d’agir, à des actes qui ne dépendaient pas de moi. Je me heurtais à la fatalité. Maintenant je ne pouvais ni mourir, ni tomber malade, j’étais condamné et pour la première fois je compris l’affreuse signification de ce mot. Je savais qu’il est terrible d’être condamné à mort ou à la cécité. Mais être condamné à l’amour de la plus belle fille du monde, aux plus intéressantes aventures, à un voyage à Kitejgrad ( dont j’avais envie, très envie ) pouvait être extrêmement désagréable. La prescience de l’avenir m’apparaissait sous un tout autre jour.
— Ce n’est pas drôle de lire un bon livre à partir de la fin, n’est-ce pas ? fit Janus qui m’observait ouvertement. Pour ce qui est de vos questions, Alexandre Ivanovitch … Essayez de comprendre qu’il n’existe pas un seul avenir. Il y en a beaucoup et chacun de vos actes crée l’un d’eux. Vous le comprendrez, dit-il d’un ton persuasif. Vous le comprendrez sûrement.
Plus tard, j’ai effectivement compris.
Mais cela est une tout autre histoire.
POSTFACE ET COMMENTAIRES DE A. I. PRIVALOV, ATTACHÉ DE RECHERCHES AU NIITCHAVO, RESPONSABLE DU LABORATOIRE DE CALCUL
Ces tableaux de la vie de l’Institut de recherche scientifique sur la magie et l’occultisme, ne sont pas, à mon avis, réalistes au sens strict du mot. Cependant ils possèdent des qualités qui les distinguent avantageusement des œuvres analogues dues à G. Pronitsatelny et B. Pitomnik, et qui permettent de les recommander à l’attention du grand public.
Il convient avant tout de signaler que les auteurs ont su faire la part des éléments progressistes et des éléments conservateurs au sein de l’institut. Le livre ne provoque pas cette irritation qu’on éprouve à la lecture d’articles enthousiastes sur les expériences bidons de Vybegallo et les prévisions irresponsables des chercheurs du service du Savoir Absolu. Ensuite, il est agréable de constater que les auteurs considèrent les mages comme des hommes normaux. Un mage, pour eux, n’est pas un individu qui inspire une admiration craintive, mais il n’est pas non plus un personnage ridicule, un être éthéré qui perd constamment ses lunettes, est incapable de casser la figure à un voyou et lit à sa bien-aimée des passages choisis du Cours de calcul différentiel et intégral. Tout cela signifie que les auteurs ont choisi le ton juste. On peut aussi mettre à l’actif du récit ce fait que les auteurs ont décrit la vie de l’institut à travers les réactions d’un nouveau venu et que les rapports complexes qui existent entre lois administratives et lois magiques ne leur ont pas échappé. En ce qui concerne les défauts du livre, disons que la plupart d’entre eux sont dus au fait que les auteurs, étant des écrivains de métier, préfèrent constamment la « vérité artistique » à la vérité des faits et, comme beaucoup d’hommes de lettres, donnent trop d’importance aux émotions et font preuve d’une ignorance affligeante dans le domaine de la magie moderne. Sans m’opposer le moins du monde à la parution de ce livre, je ne juge pas moins nécessaire de relever certaines erreurs.
1. Le titre de l’ouvrage, me semble-t-il, ne correspond pas tout à fait au contenu. En utilisant cette expression, effectivement très répandue chez nous, les auteurs ont sans doute voulu dire que les mages travaillent sans arrêt même quand ils se reposent. C’est en effet ce qui se passe ou presque, mais dans le livre cela n’apparaît pas. Les auteurs se sont trop attachés au côté pittoresque de notre institut et n’ont pas résisté à la tentation d’accumuler les scènes attrayantes et les épisodes spectaculaires. Les aventures de l’esprit qui constituent l’essentiel de la vie d’un mage sont presque inexistantes dans le récit. Je ne tiens pas compte, bien sûr, du dernier chapitre de la troisième partie, où les auteurs ont voulu montrer le travail de la pensée mais l’ont fait en partant d’une matière ingrate, un problème de logique bon pour des amateurs. ( J’ai exposé aux auteurs mon point de vue sur cette question mais ils ont haussé les épaules en me disant d’un ton légèrement vexé que je prenais trop au sérieux ce genre de littérature. )
2. L’ignorance déjà mentionnée des problèmes de la magie en tant que science joue de mauvais tours aux auteurs tout au long du livre. Ainsi, par exemple, en exposant le sujet de la thèse de Magnus Fédorovitch Redkine, ils ont commis quatorze ( ! ) erreurs. Le terme imposant d’ « hyperchamp », qui leur a beaucoup plu de toute évidence, est constamment utilisé hors de propos. Ils ignorent apparemment qu’un divan-translator n’émet pas un M-champ mais un mu-champ, que le mot d’eau-de-vie n’est plus en usage depuis deux siècles, qu’il n’existe pas d’appareil mystérieux connu sous le nom d’« aquavitomètre » non plus que d’ordinateur Aldan ; que le responsable d’un laboratoire de calcul ne vérifie que très rarement les programmes, qu’il y a pour cela des programmeurs qui sont au nombre de deux et que les auteurs s’obstinent à faire passer pour des jeunes filles. La description des exercices de matérialisation dans le premier chapitre de la deuxième partie est très mauvaise ; « vecteur-magistatum » et « incantation d’Auers » sont des termes barbares ; l’équation de Stocks n’a rien à voir avec la matérialisation, et Saturne, au moment donné, ne pouvait pas se trouver dans la constellation de la Balance ( ce dernier lapsus est d’autant plus impardonnable qu’à ma connaissance l’un des auteurs est astronome. ) Je n’aurais pas de difficultés à allonger la liste des erreurs et des absurdités de ce genre, mais je m’abstiendrai, car les auteurs ont catégoriquement refusé de modifier quoi que ce soit. Ils ont également refusé d’éliminer les mots qu’ils ne comprenaient pas, l’un m’a déclaré qu’une terminologie scientifique est indispensable pour créer l’atmosphère et l’autre qu’elle rend la couleur locale. D’ailleurs, j’ai bien été obligé de tomber d’accord avec eux quand ils m’ont affirmé que la majorité des lecteurs ne sont pas capables de distinguer une terminologie exacte d’une terminologie fantaisiste et que, quelle que soit la terminologie en présence, aucun lecteur sérieux n’y croirait.
3. La recherche mentionnée plus haut de « vérité artistique » ( selon l’expression d’un des auteurs ) et de « typisation » ( selon l’autre ) a conduit à une déformation notable des caractères des personnages réels qui participent à l’action. Les écrivains en général ont tendance à niveler les personnages, aussi les seuls caractères plus ou moins vrais sont-ils ceux de Vybegallo et de Cristobal Junta ( je ne parle pas du personnage épisodique d’Alfred le vampire qui est le plus réussi. ) Par exemple, les auteurs affirment que Kornéev est grossier et s’imaginent que le lecteur peut se faire une idée exacte de sa grossièreté. Oui, Kornéev est effectivement grossier. Pour cette raison précisément, le Kornéev décrit donne l’impression d’un « inventeur translucide » ( pour employer une expression des auteurs ) en comparaison du véritable Kornéev. Même remarque pour la fameuse politesse d’Ampérian. Oïra-Oïra apparaît complètement désincarné dans le récit, or à la période donnée, il divorçait de sa deuxième femme et avait l’intention de se remarier. J’ai cité assez d’exemples pour que le lecteur n’accorde pas trop de foi à mon propre personnage.