Tout ce dont j’avais été témoin ne m’avait pas complètement pris au dépourvu. J’avais déjà lu des récits de cas analogues, or la conduite des héros de ces récits m’avait toujours paru stupide et décevante. Au lieu d’explorer à fond les séduisantes perspectives qu’un heureux hasard leur offrait, ils prenaient peur et se réfugiaient dans la vie normale. Un de ces personnages conjurait même le lecteur de s’éloigner du voile qui nous masque l’inconnu. Moi, j’ignorais quelle tournure allaient prendre les événements, mais j’étais prêt à les accueillir dans l’enthousiasme.
Tout en cherchant un récipient quelconque, je continuai à réfléchir. Ces personnages peureux, me disais-je, me font penser à certains chercheurs, très opiniâtres, très travailleurs, mais dépourvus de toute imagination. Quand ils arrivent à un résultat insolite, ils s’en écartent et s’empressent de tout expliquer par des erreurs d’expérience. En fait, ils appréhendent tout ce qui est nouveau, parce qu’ils s’accommodent très bien des vieilles notions qui font si bon ménage avec les théories en vigueur … J’avais déjà réfléchi à quelques expériences que j’avais l’intention d’effectuer sur le livre à transformations ( il était toujours sur l’appui de la fenêtre, mais maintenant c’était Le dernier exilé, d’Aldridge ) ou sur le miroir parleur. J’aurais voulu poser quelques questions au chat Vassili ; l’ondine qui vivait dans le chêne m’intéressait aussi, bien que par moments j’eusse l’impression que là il s’agissait vraiment d’un rêve. Je n’ai rien contre les ondines, mais je ne vois pas comment elles peuvent grimper aux arbres …, pourtant, d’un autre côté, ces écailles ?…
Je trouvai un broc, près du cuveau, sous le téléphone, et pris la direction du puits. Le soleil était déjà haut. Les rumeurs de la ville parvenaient jusqu’à moi : coups de klaxon, sifflet d’un agent. Un hélicoptère passa dans le ciel. Je m’approchai du puits et découvris avec satisfaction un seau cabossé, attaché à une chaîne. Je déroulai le treuil … Le seau, ballotté contre les parois, disparut dans les profondeurs du puits. J’entendis un clapotis, la chaîne se tendit. Tout en remontant le seau, je regardais ma Moskvitch, poussiéreuse et plutôt fatiguée ; le pare-brise était maculé de bestioles écrasées. Il faudra mettre de l’eau dans le radiateur, me dis-je, et …
Le seau était très lourd ; quand je le posai sur la margelle, une grosse tête de brochetx, verte et comme moussue, sortit de l’eau. Je fis un bond en arrière.
1. Brochet qui exauce les vœux et qu’on rencontre dans un conte populaire.
— Tu vas encore me porter au marché ? dit le poisson.
Je gardai un silence stupéfait.
— Mais laisse-moi donc tranquille, femme insatiable ! Ce n’est pas possible ! Je ne peux pas me reposer cinq minutes tranquille sans qu’elle vienne me tirer de là ! C’est que je ne suis plus jeune, je suis plus âgé que toi, et ça ne va pas fort les ouïes …
Quand il parlait, l’impression produite était étrange. Exactement comme le brochet du Théâtre de marionnettes, il ouvrait et fermait deux énormes rangées de dents, mais le mouvement n’était pas synchronisé. Il prononça la dernière phrase, les mâchoires serrées.
— Et l’air me fait du mal, continua-t-il. Quand je crèverai, tu sera bien avancée ! Et tout ça à cause de ta ladrerie de bonne femme et d’idiote. Tu passes ton temps à faire des économies, et pour quoi faire, tu n’en sais rien … Tu t’es fait drôlement avoir, hein, à la dernière réforme ? Et sous Catherine ? Tu en as tapissé tes malles de ses roubles ! Et ceux de Kerenski ! Tu t’en es servi pour chauffer ton poêle …
— Vous comprenez … dis-je, un peu remis.
— Oh ! Qui est là ? s’effraya le brochet.
— Je … Je suis là par hasard … Je voulais juste me rafraîchir la figure.
— Ah ! bon ! Et moi qui croyais que c’était la vieille. Je vois mal, c’est l’âge. Et puis il paraît que le coefficient de réfraction est tout à fait différent dans l’air. Je m’étais fait faire des lunettes spéciales, je les ai perdues … Mais qui es-tu ?
— Un touriste, dis-je brièvement.
— Ah ! un touriste … Et moi qui te prenais pour la bonne femme. Qu’est-ce qu’elle m’en fait voir ! Elle me traîne au marché pour me vendre, que veux-tu que je fasse ? Évidemment, je dis à celui qui m’a acheté de me relâcher, que j’ai des enfants petits — ils doivent être grands-pères mes enfants à l’heure qu’il est — je lui dis : relâche-moi, j’exaucerai tous tes vœux, tu n’auras qu’à dire, brochet fais-le, car je le veux. Alors on me laisse partir. Certains par peur, d’autres par bonté d’âme, d’autres par cupidité … Et après je nage, je nage, je remonte la rivière, l’eau est froide pour mes rhumatismes, je me retrouve dans le puits, et ça y est, la vieille est là avec son seau … — Le brochet plongea, clapota et réapparut. — Alors que désires-tu ? Quelque chose de simple, hein, parce qu’il y en a qui demandent de ces trucs … Une fois, j’en ai eu un de vraiment cinglé, il m’a dit : — Remplis-moi le plan, pour un an, à la scierie. Scier du bois, ce n’est plus de mon âge …
— Oui, dis-je. Mais alors un poste de télé, vous pouvez quand même ?
— Non, reconnut honnêtement le brochet. Je ne peux pas. Et ces machins, là, vous savez, … les combinés radio-électrophone, je ne peux pas non plus. Je n’y crois pas. Demande quelque chose de facile. Des bottes de sept lieux ou un tapis volant … Hein ?
L’espoir que j’avais eu de lui faire graisser ma Moskvitch s’évanouit.
— Ne vous en faites pas, dis-je. Je n’ai besoin de rien. Je vais vous remettre en liberté.
— Voilà qui est bien, dit-il tranquillement. J’aime les gens comme toi. L’autre jour aussi … Il y en a un qui m’a acheté, je lui ai promis une fille de roi. J’avais honte après, je n’osais pas lever les yeux. Sans m’en apercevoir, je suis rentré dans un filet. On me sort. Ça y est, me suis-je dit, je vais être encore obligé de mentir. Et que crois-tu ? Ils m’attrapent par les dents, je ne pouvais pas ouvrir la bouche. Ce coup-ci, je croyais que c’était la fin, je me voyais déjà dans le court-bouillon. Mais non. Je sens qu’on me pince une nageoire, et puis ils m’ont rejeté à l’eau. Regarde. — Le brochet me montra une de ses nageoires à laquelle était fixée une attache métallique. Je lus : « Cet exemplaire a été lâché dans la rivière Solova, en 1854. Le rapporter à l’Académie des sciences de Sa Majesté impériale, Saint-Pétersbourg ». — Ne le dis pas à la vieille, me prévint le poisson. Elle serait capable de m’arracher la nageoire avec. Elle est tellement avare.
« Què pourrais-je bien lui demander ? » pensais-je fébrilement.
— Comment faites-vous vos prodiges ?
— Quels prodiges ?
— Eh bien … exaucer les souhaits …
— Ah ! ça ? Comment je fais … On m’a appris quand j’étais petit, ça vient tout seul. Je n’en sais rien comment je fais … Le Poisson Rouge, lui, travaillait mieux que moi, ça ne l’a pas empêché de mourir. On n’échappe pas à son destin.
Je crus l’entendre soupirer.
— Il est mort de vieillesse ?
— Pas du tout. Il était encore jeune et vigoureux … On lui a jeté une grenade sous-marine, le pauvre. Il s’est retrouvé le ventre en l’air, il y avait un espèce de bateau qui va sous l’eau dans les parages, il a coulé lui aussi. Il aurait bien réaüsé leurs souhaits, mais ils ne lui ont rien demandé, dès qu’ils l’ont vu, allez, une torpille … Voilà ce qui arrive. Il se tut puis reprit : Alors, tu me laisses partir, oui ou non ? L’air est lourd, il va y avoir de l’orage.