— Bien sûr, bien sûr, dis-je en sursautant. Je vous rejette ou je vous descends dans le seau ?
— Jette-moi, mon bon, jette-moi.
Je plongeai délicatement la main dans l’eau et pris le brochet, il devait faire dans les huit kilos. Il murmura : — Si tu as besoin d’une nappe magique, ou disons, un tapis volant, je suis toujours là … — Au revoir, dis-je en desserrant les doigts. Il y eut un grand plouf.
Je contemplais mes mains toutes verdies. J’éprouvais une sensation bizarre. Par à-coups, comme des bouffées de vent, j’avais l’impression d’être sur le divan de la chambre, mais dès que je secouais la tête, je me retrouvais près du puits. Puis cette sensation se dissipa. Je m’aspergeai de bonne eau glacée, remplis le radiateur et me rasai. La vieille ne se montrait pas. J’avais faim. Les copains devaient m’attendre à la poste. Je fermai l’auto et sortis du jardin.
Je suivais sans me presser la rue du Bord de mer, les mains dans les poches de mon blouson gris, les yeux à terre. La monnaie que m’avait donnée la vieille tintait dans la poche arrière de mes jeans bien-aimés tout zébrés de fermetures Éclair. Je réfléchissais. Les minces brochures des éditions Savoir m’avaient mis dans l’esprit que les animaux sont incapables de parler. Les contes de fées de mon enfance me persuadaient du contraire. Bien entendu, j’étais d’accord avec les brochures, parce que je n’avais jamais entendu des animaux parler. Même des perroquets. Je connaissais un perroquet qui pouvait rugir comme un tigre, mais ne pouvait pas proférer un son humain. Et maintenant, ce brochet, Vassili le chat, un miroir même. D’ailleurs les objets inanimés parlent souvent, eux. Et pourtant voilà une chose qui ne serait jamais venue à l’idée de mon arrière-grand-père, disons. De son point de vue, un chat parleur devait être un phénomène bien moins fantastique qu’un coffret de bois poli qui grésille, braille, fait de la musique ou parle en plusieurs langués. Le chat, c’était plus ou moins compréhensible. Mais le brochet ? Les poissons n’ont pas de poumons. C’est exact. Il est vrai aussi qu’ils ont une vessie natatoire dont la fonction, je crois, n ’a pas été complètement élucidée par les ichtyologues. Jenka Skoromakhov, un ichtyologue de ma connaissance, considère même que cette fonction n’a pas été élucidée du tout, et quand je lui oppose des arguments tirés des brochures des éditions Savoir, il hurle et postillonne. Il perd ses facultés d’élocution. J’ai l’impression que nous connaissons encore très imparfaitement les possibilités animales. On s’est aperçu récemment que les poissons et les animaux marins échangent des signaux. J’ai lu des choses fort intéressantes sur les dauphins. Ou bien, prenons le singe Raphaël, par exemple. Ça je l’ai vu de mes propres yeux. Il ne sait pas parler certes, mais on lui a inculqué ce réflexe : lumière verte = banane, lumière rouge = courant électrique. Tout se passa bien jusqu’au jour où on alluma en même temps lumière rouge et lumière verte. Ce jour-là, Raphaël se conduisit à peu près comme Jenka. Il entra en fureur, se précipita sur le guichet où se trouvait l’expérimentateur et se mit à cracher en poussant des glapissements. Il y a cette histoire aussi : un singe dit à un autre : — Tu sais ce que c’est qu’un réflexe conditionné ? C’est quand la sonnerie retentit et que tous ces demi-singes accourent avec des bananes et des bonbons. Bien entendu, tout cela est extraordinairement complexe. La terminologie n’est pas au point. Lorsqu’on essaie, dans ces conditions, de s’attaquer aux problèmes liés au psychisme et aux possibilités intellectuelles des animaux, on se sent complètement désarmé. Mais d’un autre côté, quand on donne, disons, un système d’équations intégrales du type statistique stellaire à inconnues sous intégrale, on ne se sent guère mieux. Aussi l’important est-il de penser. Comme Pascal : — Travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la morale.
Arrivé sur l’avenue de la Paix, je m’arrêtai, attiré par un spectacle insolite. Un homme s’avançait, tenant de petits drapeaux à la main. Derrière lui, à petite distance, un grand tracteur blanc remorquait lentement une énorme citerne gris argent, toute fumante, où se lisaient ces mots : « Matières inflammables. » Des voitures de pompiers, hérissées d’extincteurs, l’escortaient à droite et à gauche. De temps à autre, un son, qui glaçait les sangs, se mêlait au bruit régulier du moteur, et des langues de feu jaunes s’échappaient d’ouvertures pratiquées dans la citerne. Les pompiers, sous leurs casques enfoncés jusqu’aux sourcils, avaient des mines martiales et sévères. Une nuée de gosses suivait ce cortège en criant : « On emmène le dragon ! » Craignant pour leurs vêtements, les adultes se serraient contre les murs.
— On l’emmène, la pauvre bête, fit près de moi une voix de basse familière.
Je me retournai. Je vis Naïna Kievna, l’air affligé, tenant un sac rempli de paquets de sucre en poudre.
— On l’emmène, répéta-t-elle. C’est comme ça tous les vendredis.
— Où le conduit-on ?
— Au terrain de manœuvres. C’est pour leurs expériences. Ils n’ont rien d’autre à faire.
— Mais qui est-ce ?
— Qui c’est ? Tu ne vois pas, non ?
Elle s’éloigna, mais je la rattrapai.
— Naïna Kievna, j’ai reçu un message téléphonique pour vous.
— De qui ?
— De K. M. Viï.
— Au sujet de quoi ?
— Vous avez une assemblée, aujourd’hui, dis-je en la regardant attentivement. Sur le mont Chauve. Tenue de gala.
Elle eut l’air très contente.
— C’est vrai ? Ça, c’est bien alors ! Et où est-ce qu’il est ce message ?
— Dans l’entrée, sur la tablette du téléphone.
— Il n’est pas question de cotisations là-dedans ? demanda-t-elle en baissant la voix.
— Comment ça ?
— Eh bien … qu’il faut payer les arriérés depuis mille sept cent … Elle se tut.
— Non, dis-je. On ne m’a pas parlé de cela.
— Tant mieux. Et pour y aller ? On viendra me chercher en auto ?
— Laissez-moi porter votre sac, lui proposai-je.
La vieille recula vivement.
— Pour quoi faire ? demanda-t-elle, soupçonneuse. Laisse donc. Je n’aime pas ça … Porter mon sac !.. C’est jeune, mais ça commence tôt …
Je n’aime pas les vieilles femmes, pensai-je.
— Alors, je dois y aller comment ? demanda-t-elle.
— A vos frais, dis-je avec une joie mauvaise.
— Ah ! les radins ! gémit-elle. Ils ont mis mon balai au musée, ils ne réparent pas le mortier, cinq roubles de cotisations, et il faut encore aller au mont Chauve par ses propres moyens ! Ça fait une belle somme au compteur, et puis pendant que le taxi attend …
Elle me tourna le dos et fila, grommelant et toussant. Je partis de mon côté en me frottant les mains. Mes suppositions se vérifiaient.
L’avenue de la Paix s’était vidée. Au carrefour, une bande de gamins jouaient au ballon. En me voyant, ils interrompirent leur jeu et vinrent de mon côté. Pressentant des ennuis, je les croisai à la hâte et me dirigeai vers le centre. J’entendis dans mon dos une exclamation admirative : « Oh ! le zazou ! ». J’accélérai l’allure. « Le zazou ! » crièrent plusieurs voix à la fois. Je courus presque. Les clameurs me poursuivaient : « Zazou ! Oh ! les pantalons étroits ! » Les passants me lançaient des regards compatissants. Je m’engouffrai dans le premier magasin venu, qui était une épicerie. Déambulant le long des comptoirs, je pus me convaincre qu’il y avait du sucre, que l’assortiment de saucissons et de bonbons n’était pas très grand, mais qu’en revanche celui de produits de la mer dépassait toute attente, il y avait de ces saumons ! Je bus à un distributeur d’eau gazeuse et jetai un coup d’œil dehors. Les gamins n’étaient plus là. Je sortis et continuai mon chemin. Laissant derrière moi les isbas et les vilaines bâtisses de brique, j’arrivai dans le quartier des maisons neuves. Dans les jardins, des bébés s’amusaient, des femmes tricotaient, des hommes jouaient aux dominos.