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Le cœur de la ville était une vaste place bordée de bâtiments peu élevés et occupée en son milieu par un petit square verdoyant. Un grand tableau d’honneur rouge et d’autres panneaux de dimensions plus réduites, agrémentés de schémas et de diagrammes, s’élevaient parmi la verdure. Je découvris la poste. Nous étions convenus avec mes copains que le premier arrivé laisserait une lettre poste restante. Il n’y avait rien, aussi écrivis-je un mot dans lequel je communiquais mon adresse et la manière de se rendre à l’iznakournoj. Puis je décidai d’aller déjeuner.

Faisant le tour de la place, je découvris un cinéma qui donnait Kozara, une librairie fermée pour cause d’inventaire, le soviet municipal devant lequel stationnaient plusieurs autos poussiéreuses, un hôtel, La Mer, complet naturellement, deux kiosques de marchands de glaces et d’eau gazeuse, une quincaillerie n° 2 et une droguerie n° 18, un restaurant n° 11 qui ouvrait à midi et un café n° 3 fermé sans explications. Puis j’aperçus le commissariat de police. Devant la porte ouverte, je bavardai un instant avec un très jeune agent qui m’expliqua où se trouvait le poste d’essence et comment était la route de Lejnev. — Mais où est votre auto ? demanda-t-il en inspectant la place du regard. — Chez des amis, répondis-je. — Ah ! chez des amis …, fit-il d’un air significatif. J’eus l’impression qu’il me repérait. Je pris poliment congé de lui.

A côté de l’énorme bâtisse du Solrybnabprompotrebsoiouz[5], je finis par trouver un petit établissement très propre, la tchaïnaia[6] n° 16/27. Il n’y avait pas beaucoup de monde, on y buvait effectivement du thé, on y parlait de choses compréhensibles : près de Korobets, le petit pont avait fini par crouler et il fallait maintenant passer à gué ; depuis une semaine, le poste d’inspection routière, au kilomètre quinze, avait été supprimé. Il flottait une odeur d’essence et de poisson grillé. Les clients qui n’étaient pas occupés à bavarder, fixaient mes jeans avec insistance, et j’étais content d’avoir sur moi, par-derrière, une tache professionnelle ; l’avant-veille, je m’étais très intelligemment assis sur une burette de lubrifiant.

Je pris une grosse portion de poisson frit, trois verres de thé et trois sandwiches à l’esturgeon que je payai avec la monnaie de la vieille ( « Il a fait la quête, c’est pas possible … », ronchonna la serveuse ), m’installai dans un coin tranquille et attaquai mon petit déjeuner, tout en observant avec satisfaction ces hommes aux voix enrouées de fumeurs invétérés. J’avais plaisir à les voir, ces routiers à la peau tannée, qui mangeaient, fumaient et bavardaient avec le plus bel appétit. Ils jouissaient à fond de la halte avant de reprendre la route pour de longues heures fastidieuses, cahotés dans une cabine étouffante, sous le soleil et dans la poussière. Si je n’avais pas été programmeur, je serais devenu chauffeur, mais pas de taxi ni même d’autobus, non, chauffeur d’un de ces mastodontes, si hauts qu’on y grimpe par une échelle et dont les roues sont si lourdes qu’il faut une petite grue pour les changer.

A la table voisine, se trouvaient deux jeunes gens qui n’avaient pas l’air de chauffeurs, aussi ne leur prêtai-je pas attention au début. Comme eux à moi d’ailleurs. Mais comme j’achevais mon deuxième verre de thé, le mot « divan » parvint à mon oreille. Puis l’un d’eux dit :  … mais alors je ne vois pas pour quelle raison elle existe cette iznakournoj … » et je me mis à écouter. Malheureusement, ils parlaient à mi-voix et je leur tournais le dos, de sorte que j’entendais mal. Mais les voix me parurent familières : «  … pas la moindre théorie … rien que le divan … », «  … à un type aussi poilu … », «  … divan … puissance seize … », «  … pour un transfert on a quatorze ordres seulement … », «  … ce serait plus simple avec un simulateur … », «  … il y a toujours des gens pour se moquer !.. », «  … je lui offrirai un rasoir … », «  … c’est impossible sans divan … ». A ce moment, l’un des deux se racla la gorge et je me souvins immédiatement de la nuit dernière. Je me retournai, mais ils se dirigeaient déjà vers la sortie. C’étaient deux types costauds, aux épaules carrées, aux nuques de sportifs. Je les suivis du regard par la fenêtre. Ils traversèrent la place, contournèrent le square et disparurent derrière les diagrammes. Je bus mon thé, achevai mes sandwiches et m’en allai. Le divan les préoccupe, me disais-je, mais l’ondine, non. Le chat qui parle ne le§ intéresse pas, mais sans divan, voyez-vous ça, c’est impossible. J’essayai de me souvenir des particularités du divan mais ne me rappelai rien de spécial. C’était un divan tout à fait normal, confortable, simplement on y rêvait de choses étranges.

Il aurait fallu retourner sur les lieux et s’occuper sérieusement de cette histoire de divan, se livrer à quelques expériences sur le livre à transformations, parler franchement à Vassili le chat, faire d’autres découvertes intéressantes dans cette isba sur pattes de poule, mais la Moskvitch m’attendait là-bas, le moment était venu d’effectuer un E. Q. et un C. T. Le E. Q. passe encore, ce n’est jamais qu’un entretien quotidien, petit dépoussiérage du tapis de sol, lavage de la carrosserie au tuyau d’arrosage, lequel d’ailleurs peut fort bien être remplacé au besoin par un arrosoir ou un seau. Mais le C. T … Pour quelqu’un de soigné, l’idée du C. T. est terrible par temps chaud. Car le C. T. n’est autre que le contrôle technique, qui consiste pour moi à s’allonger sous l’auto, muni d’une seringue à huile, et à verser le contenu de celle-ci dans les graisseurs Stauffer ainsi que sur ma physionomie. On étouffe là-dessous, et le fond recouvert d’une épaisse croûte de boue … Bref, je n’avais pas très envie de rentrer.

IV

Qui s’est permis cette plaisanterie diabolique ?

Qu’on s’en saisisse et qu’on lui arrache son masque pour que nous sachions qui nous aurons à pendre demain matin, aux murailles du château !

E. Poe.

J’achetai une Pravda vieille de deux jours, bus de l’eau gazeuse et m’installai sur un banc du square, à l’ombre du tableau d’honneur. Il était onze heures. Je parcourus le journal attentivement, ce qui me prit sept minutes. Puis je lus un article sur l’hydroponie, un autre sur des filous de la ville de Kansk, et une grande lettre à la rédaction envoyée par les ouvriers d’une usine de produits chimiques. Cela ne me prit que vingt-deux minutes. Je serais bien allé au cinéma, mais j’avais déjà vu Kozara, une fois au cinéma, une fois à la télévision. Alors je décidai de boire de l’eau, pliai mon journal et me levai. De toute la monnaie de la vieille, il ne restait plus qu’une pièce de cinq kopecks. Je vais la boire, me dis-je, je pris un verre de limonade, et avec le kopeck restant, achetai une boîte d’allumettes au kiosque d’à côté. Je n’avais plus rien à faire en ville. J’empruntai la première rue venue entre le magasin n° 2 et le restaurant n° 11.

Les passants étaient fort rares. Un gros camion poussiéreux passa dans un bruit de ferraille. Le chauffeur, le coude et la tête hors de la cabine, regardait les pavés d’un air morne. La rue, en pente, obliquait brusquement à droite. Au tournant, un vieux canon de bronze, bourré jusqu’à la gueule de terre et de mégots, se dressait à ras du trottoir. La rue se terminait en à pic sur la rivière. Je restai quelques instants à contempler le paysage puis je retournai sur mes pas.

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5

Abréviation presque vraisemblable qui signifie à peu près : « Union de l’Association de consommateurs des produits de l’industrie poissonnière »

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6

Établissement où on sert du thé.