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UN matin, Rob réussit à tirer de la corne saxonne un son superbe et, désormais, il eut l'honneur d'annoncer leur passage à tous les échos. Les jours raccourcissant avec la fin de l'été, ils partirent vers le sud-ouest.

« J'ai une petite maison à Exmouth, dit le Barbier, et j'essaie de passer chaque hiver sur cette côte où le climat est doux, car je n'aime pas le froid. »

Il donna une balle brune à Rob, la quatrième, qui ne lui causa pas de grandes difficultés : il suffisait de jongler avec deux balles dans chaque main. Mais il n'eut pas le droit de s'exercer en route ; il aurait fallu s'arrêter trop souvent pour récupérer les balles perdues. Ils rencontraient parfois des enfants de son âge qui chahutaient ou s'éclaboussaient dans la rivière, et il lui venait comme une nostalgie de son enfance. Mais il était déjà différent d'eux. D'ailleurs il se fit sèchement rappeler à l'ordre par son maître un jour qu'il s'était donné en spectacle pour éblouir une bande de gamins.

Ils arrivèrent à Exmouth un soir, à la fin d'octobre. La maison, à quelques minutes de la mer, était isolée et morne. Une ancienne ferme, à peine plus grande que la maison de la rue des Charpentiers, couverte aussi de chaume mais où une cheminée remplaçait le trou de fumée. Il y avait un immense lit, une table, un banc, des pots, des paniers... Ils firent un feu et mangèrent un reste de jambon.

« Il faut dès demain s'occuper des provisions », dit le Barbier d'un air maussade, puis il tira de son sac une balle jaune, qu'il envoya rejoindre les autres sur le plancher.

Rouge, bleu, brun, vert. Plus jaune, maintenant. Rob se rappela les couleurs de l'arc-en-ciel et sombra dans le désespoir. Il restait là, conscient que son maître pouvait lire dans ses yeux une résistance qu'il ne lui avait jamais connue, mais il était incapable de la contrôler.

« Combien encore ?

– Aucune, dit le Barbier, voyant son désespoir. C'est la dernière. »

Il fallait préparer l'hiver, couper le bois, ranger les réserves dans la seconde pièce : navets, oignons, jambon et porc salé, un tonneau de pommes jaunes à chair blanche.

Rob haïssait la balle jaune. Ce serait sa perte. Trois balles dans la main droite, deux dans la main gauche : elles tenaient à peine entre ses doigts. Le Barbier essaya de l'aider.

« Pour jongler à cinq, la plupart des règles que tu as apprises ne te servent plus à rien. Il ne faut plus faire sauter les balles, mais les envoyer du bout des doigts, et pour te donner plus de temps entre les changements de main, il faut les lancer beaucoup plus haut. La main droite, la gauche, la droite, la gauche, envoie ! envoie ! Vite ! »

Rob essaya, mais il se retrouva sous une avalanche de balles, ses mains s'y heurtaient durement, elles lui échappaient et s'en allaient rouler aux quatre coins de la pièce.

« Ce sera ton travail de cet hiver », dit le Barbier en souriant.

Cette année-là, à Exmouth, il plut la moitié du temps ; un vent froid venait de la mer et Rob, qui prenait la jonglerie en horreur, se trouva sans cesse d'autres tâches pour y échapper ; il bichonnait le cheval, triait les pommes, et tenait la maison mieux que sa mère ne l'avait jamais fait à Londres.

Au bord de la baie, il allait regarder les vagues battre le rivage et le Barbier, l'ayant vu frissonner, lui fit faire par une couturière, Editha Lipton, une veste et une culotte taillés dans ses vieux habits. Cette femme avait perdu son mari et ses deux fils, surpris par la tempête dans leur bateau de pêche. Elle était forte, avec un bon visage et des yeux tristes. Le Barbier prit vite l'habitude de passer des nuits chez elle ; quand elle venait, au contraire, Rob lui cédait la place et dormait par terre.

« Tu ne progresses pas, lui dit un jour son maître. Prends garde. Le rôle de mon apprenti est d'amuser la foule ; il doit savoir jongler.

– Je pourrais le faire avec quatre balles ?

– Les meilleurs en gardent sept en l'air à la fois, j'en connais plusieurs qui le font avec six. Un jongleur moyen me suffit mais, si tu ne vas pas jusqu'à cinq, je serai obligé de te renvoyer bientôt, conclut-il avec un soupir. J'ai eu beaucoup d'apprentis et je n'en ai retenu que trois : le premier s'est fait tuer dans une bagarre d'ivrognes, le second s'est marié et a fini voleur, le troisième a pris les fièvres et en est mort. Celui que j'avais avant toi était un imbécile ; comme toi, il a échoué devant la cinquième balle et j'ai dû m'en défaire à Londres, juste avant de te rencontrer. »

Ils se regardèrent avec tristesse.

« Toi, tu n'es pas bête, tu es travailleur et facile à vivre. Mais ce n'est pas en enseignant mon métier à des incapables que j'ai pu acheter mon cheval et ma charrette, la maison et les jambons qui pendent aux poutres. Tu seras jongleur au printemps ou je t'abandonne. Tu saisis ?

– Oui, Barbier. »

Noël arriva sans qu'ils l'aient vu venir. Editha emmena Rob à la petite église ou se pressaient les gens ; il ne comprit pas grand-chose au prêche car le curé avait l'accent de Dartmoor, et il finit par adresser ses prières à l'âme la plus pure qu'il put imaginer : « Je t'en prie, Mam, veille sur les petits. Pour moi, ça va, mais aide-moi à jongler avec les cinq balles. » Puis ils revinrent manger chez le Barbier une oie farcie de raisins secs et d'oignons. Editha ne resta pas cette nuit-là et, si Rob avait quelquefois espéré une aide de sa part, il comprit qu'elle ne ferait rien pour lui, pas plus qu'elle ne comptait dans la vie de son maître.

Le soleil ne se montrait jamais dans le ciel gris. Malgré ses efforts, Rob n'arrivait à rien.

« Quel idiot ! s'écria le Barbier en le voyant manquer ses balles une fois de plus. Sers-toi seulement de trois balles mais lance-les assez haut, comme tu ferais avec les cinq, et, quand la troisième sera en l'air, tape dans tes mains. »

Rob obéit et réussit en effet à rattraper les trois balles après avoir claqué des mains.

« Tu comprends ? Au lieu de taper dans tes mains, tu avais le temps de lancer deux autres balles. »

Mais il eut beau essayer, tout s'éparpilla, le Barbier jura et Rob se mit à pleurer.

Un matin, le maître prit un fouet dans la carriole.

« Tu ne penses pas à ce que tu fais », dit-il.

Rob ne l'avait jamais vu frapper même le cheval, mais, quand il laissa échapper les balles, le fouet lui cingla les jambes en sifflant. Il eut mal, hurla et éclata en sanglots.

« Ramasse les balles », ordonna le Barbier.

Il obéit, recommença en vain et la lanière du fouet lui mordit les mollets. Son père l'avait battu plus d'une fois, mais jamais avec un fouet. Celui-ci, à chaque nouvelle faute, lui arrachait un cri. Eperdu, tremblant, il avait perdu tout contrôle de ses muscles. « Je suis un Romain, se dit-il. Quand je serai grand, je retrouverai cet homme et je le tuerai. »

Le Barbier le frappa jusqu'à ce que le sang apparaisse sur la culotte neuve. Alors il jeta le fouet et sortit à grands pas.

Il revint tard cette nuit-là et se coucha ivre. Le matin, au réveil, son regard était calme mais il se mordit les lèvres en voyant les jambes de Rob. Il fit chauffer de l'eau, les lava, puis apporta un pot de graisse d'ours.

« Frictionne-toi bien », dit-il.

Rob souffrait de la perte de tous ses espoirs, plus encore que des balafres et des coups. Le Barbier consultait ses cartes.

« Je partirai le Jeudi saint et je t'emmènerai à Bristol. C'est un port très actif, tu y trouveras peut-être du travail.

– Oui, Barbier », répondit Rob à voix basse.

Son maître passa beaucoup de temps à préparer le petit déjeuner : gruau, fromage, œufs et bacon.

« Mange, mange, disait-il d'un ton bourru. Je suis désolé, mais j'ai été moi-même un enfant perdu. Je sais que la vie est dure. »

Les balles furent laissées de côté et Rob ne s'entraîna plus. Mais, quinze jours avant le départ, on le faisait encore travailler dur ; il fallut nettoyer à fond le sol des deux pièces.