La rue de la Tamise était la plus importante de Londres. Toute une population de petites gens vivait dans un labyrinthe entre le dock de Puddle et la colline de la Tour ; la rue elle-même formait avec ses quais le centre prospère des échanges commerciaux. Plus au nord, elle devenait sinueuse, tantôt étroite, tantôt large, avec des grandes maisons, de petits jardins ou des entrepôts, mais partout une circulation humaine et animale dont il se rappelait bien la vitalité et le bourdonnement.
On lui indiqua dans une taverne une maison à louer non loin de Walbrook, et il pensa que le voisinage de la petite église Saint-Asaph plairait à Mary. Le propriétaire, Peter Lound, vivait au rez-de-chaussée. Le premier étage, libre, comportait une petite pièce et une grande, avec un escalier raide donnant sur la rue. Il n'y avait pas de punaises, le loyer semblait raisonnable et la maison était bien située, à proximité des .demeures et des boutiques de riches marchands. Rob alla sans tarder chercher sa famille à Southwark.
« Ce n'est pas encore très bien, mais ça ira, qu'en penses-tu ? »
Mary hésita et sa réponse se perdit dans le bruit assourdissant des cloches de Saint-Asaph qui sonnaient à toute volée.
Aussitôt qu'ils furent installés, il se précipita chez un marchand d'enseignes pour faire graver des lettres noires sur une planche de chêne, qu'il fixa près de la porte de la maison ; ainsi chacun pouvait voir que c'était là le domicile de Robert Jeremy Cole, médecin.
Mary trouva d'abord agréable de vivre chez les Britanniques et de parler anglais, bien qu'elle continuât à utiliser l'erse avec ses enfants, car elle voulait leur enseigner la langue des Ecossais. On trouvait tout ce que l'on voulait à Londres : une couturière lui fit une jolie robe marron, longue, avec une encolure ronde et des manches si larges qu'elles s'épanouissaient en plis somptueux autour de ses poignets. Elle commanda pour Rob un pantalon gris, une tunique et, malgré ses protestations, deux robes de médecin, dont une pour l'hiver avec un capuchon garni de renard.
Il portait encore la tenue européenne qu'il avait achetée à Constantinople, après l'itinéraire suivi d'un village juif à l'autre, comme au long d'une chaîne, maillon par maillon. Il avait taillé sa barbe en bouc et Jesse ben Benjamin ayant disparu, Robert Jeremy Cole s'était joint à une caravane pour ramener sa famille au pays. Mary, toujours économe, coupait dans le caftan les vêtements de ses fils. Ceux de Rob J. servaient ensuite à Tarn, bien que l'aîné fût grand pour son âge, alors que son frère restait plus petit que la moyenne à cause d'une grave maladie contractée pendant le voyage.
Dans la ville franque de Freising, les enfants avaient été pris d'une amygdalite purulente, accompagnée d'une forte fièvre. Rob J. s'était bien guéri, mais la maladie avait affecté la jambe gauche de Tarn : elle devenait livide et apparemment sans vie. La caravane qui les avait amenés refusant d'attendre, Rob l'envoya au diable et poursuivit le long traitement : bandages chauds et humides renouvelés jour et nuit, patients exercices pour faire travailler les muscles et les articulations entre ses grandes mains qui massaient la petite jambe avec de la graisse d'ours. Tarn se remit lentement et ils demeurèrent à Freising presque un an, en attendant sa guérison, puis une caravane qui leur convienne. Sans réussir à aimer les Francs, Rob se fit à leurs manières ; bien qu'il ignorât leur langue, les gens venaient le consulter, sachant les soins et la tendresse qu'il prodiguait à son propre fils. Maintenant, l'enfant traînait un peu la jambe gauche quelquefois, mais il était parmi les plus vifs des petits Londoniens.
Les deux garçons s'acclimataient mieux que leur mère. Elle trouvait le climat humide et les Anglais froids. Chez les commerçants, elle regrettait les marchandages à l'orientale. Rob lui-même avait la nostalgie des effusions persanes même si, la plupart du temps, ce n'était que du vent. Mary s'inquiétait d'une sorte de morosité dans ses rapports conjugaux ; amaigrie, sans éclat, la poitrine fatiguée par l'allaitement, elle craignait que toutes ces prostituées, dont la ville était pleine, ne détournent d'elle son mari, et qu'il ne leur fasse partager les raffinements de l'amour persan où ils avaient trouvé tant de plaisir.
Londres lui paraissait un sombre bourbier, avec ses égouts à ciel ouvert et sa crasse, ses quartiers surpeuplés puant l'ordure et l'excrément. A Constantinople, se retrouvant en milieu chrétien, elle s'était offert une orgie de dévotion, mais à Londres les églises étaient partout, dominaient les maisons les plus hautes, vous assourdissaient à toute occasion de leurs sonneries, plus obsédantes que les muezzins. Elle avait pris les cloches en horreur.
Le premier visiteur de Rob ne fut pas un patient mais un homme fluet et voûté aux petits yeux clignotants.
« Nicholas Hunne, médecin, dit-il en redressant sa tête chauve.
– J'ai remarqué votre enseigne, maître Hunne. Vous êtes à un bout de la rue de la Tamise et je me suis établi à l'autre. Il y a assez de malades par ici pour occuper une douzaine de médecins.
– Ne croyez pas cela. Londres a déjà trop de médecins, et une ville des environs serait un meilleur choix pour un débutant. »
Il demanda où il avait fait ses études. Dans le royaume franc d'Orient, répondit Rob. Et quels seraient ses tarifs ? Le « débutant », qui n'y avait pas songé, apprit que les prix de consultation étaient élevés, qu'il fallait laisser la populace aux barbiers-chirurgiens et les nobles aux quelques praticiens qui en avaient l'exclusivité.
« Mais la rue regorge de riches marchands -qu'il est prudent de faire payer d'avance, quand la maladie les rend anxieux, ajouta-t-il avec un clin d'œil. La concurrence peut être un avantage : on fait venir le confrère en consultation et cela impressionne toujours le patient.
– Je préfère travailler seul », dit Rob froidement.
L'autre rougit de ce rejet catégorique.
« Vous serez satisfait, maître Cole, car ce sera répété et aucun autre médecin ne vous adressera la parole. »
Il vint peu de malades. Rien d'étonnant, se dit Rob. Mieux valait patienter qu'accepter les jeux malpropres et lucratifs de ce Hunne. En attendant, il s'installait. Il emmena sa femme et ses enfants à Saint-Botolph, au cimetière où reposaient les siens. Il sentait, au fond de lui-même, qu'il ne reverrait jamais ses frères ni sa sœur, mais, heureux et fier de sa nouvelle famille, il espérait que, d'une manière ou d'une autre, Samuel, Mam et Pa en sauraient quelque chose.
Il trouva à Cornhill une taverne qui lui plut ; le Renard était le genre d'endroit où son père se réfugiait autrefois. Il y rencontra un entrepreneur nommé Marckham qui avait fait partie de la guilde et se rappelait Nathanael Cole. C'était un neveu de Richard Bukerel et il avait été l'ami de Turner Horne, le maître charpentier chez qui vivait Samuel avant l'accident. Turner, sa femme et leur plus jeune fille étaient morts depuis cinq ans de la malaria, par un terrible hiver. Anthony Tite, aussi, avait succombé l'an passé à sa maladie de poitrine.
Ils burent en silence pendant un long moment, puis Rob apprit des uns et des autres la chronique royale des années passées, dont Bostock lui avait conté une partie à Ispahan. Harold Harefoot, ayant laissé mourir son demi-frère Alfred en prison après lui avoir arraché les yeux, était mort lui-même d'indigestion. Son successeur, un autre demi-frère, le fit aussitôt déterrer et jeter dans un marécage.
« Son demi-frère ! Jeté comme un sac de merde ou un cadavre de chien ! dit Marckham indigné. Finalement, par une nuit froide où le brouillard cachait la lune, nous sommes allés en barque le repêcher dans les roseaux et on l'a enterré décemment au petit cimetière de Saint-Clément. C'était un devoir pour des chrétiens, non ? »