Après deux ans de règne, Harthacnut à son tour mourait subitement au cours d'un festin. Le roi actuel, Edward, était aimé du peuple ; il avait fait construire une bonne flotte de vaisseaux noirs qui tenaient en respect les pirates hors des routes maritimes. Toute cette histoire, embellie d'anecdotes et de souvenirs, donnait soif à l'auditoire autant qu'aux conteurs, si bien que plusieurs soirs Rob tituba en rentrant du Renard, et Mary dut déshabiller et mettre au lit un ivrogne mal embouché.
« Mon amour, partons d'ici, lui dit-elle un jour.
– Pourquoi ? Où irions-nous ?
– Nous pouvons vivre à Kilmarnock, où j'ai mon domaine et une grande famille qui serait heureuse d'accueillir mon mari et mes fils.
– Donnons encore une chance à Londres », dit-il doucement.
Il se promit d'être plus prudent au Renard et d'y aller moins souvent. Ce qu'il ne disait pas à Mary, c'est que Londres n'était pas seulement pour lui un lieu où exercer sa profession. C'était un grand projet. Ce qu'il avait appris en Perse faisait désormais partie de lui-même, mais n'était pas connu ici. Il avait besoin des échanges d'idée qui l'avaient enrichi à Ispahan ; cela supposait un hôpital et Londres serait un lieu idéal pour un maristan.
Un matin d'automne, le soleil perçant à travers la brume, il se promenait sur un quai où des esclaves entassaient des barres de fonte avant de les embarquer. Les piles de lourd métal semblaient trop hautes, irrégulières et, quand un fardier recula brutalement sous les coups de fouet du conducteur, la voiture heurta l'échafaudage.
Rob détestait les fardiers ; il ne laissait pas ses enfants jouer sur les quais, où son frère Samuel était mort écrasé dans des circonstances analogues. Il vit avec horreur le nouvel accident qui venait de se produire. Sous le choc, une barre de fonte avait glissé du haut de la pile, en entraînant deux autres avec elle. Les cris d'avertissement vinrent trop tard : un esclave écrasé était mort sur le coup, un autre, la jambe droite atrocement mutilée, s'était évanoui.
Rob fit dégager le corps et envoya un homme chez lui demander à Mary sa trousse chirurgicale. Ne pouvant sauver ni le pied ni la cheville, il commença à inciser la peau saine au-dessus de la blessure pour préparer l'amputation.
« Qu'est-ce que vous faites là ? »
Celui qui se tenait debout devant lui, Rob l'avait vu pour la dernière fois en Perse, chez Jesse ben Benjamin, et il dut faire effort pour n'en rien témoigner.
« Je soigne un homme.
– Ils disent que vous êtes médecin.
– C'est exact.
– Je suis Charles Bostock, marchand importateur, propriétaire de cet entrepôt, et je n'aurais pas la sottise, foutre Dieu, de payer un médecin pour un esclave ! »
Rob haussa les épaules. La trousse était arrivée ; il prit sa scie, coupa le pied écrasé et ferma le moignon avec autant de soin qu'en aurait exigé al-Juzjani. Puis il tapota le visage de l'esclave avec deux doigts, et l'homme gémit. Bostock était toujours là ; il tint à répéter qu'il ne paierait rien, pas un penny.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
– Robert Cole, médecin rue de la Tamise.
– Nous nous sommes déjà rencontrés ?
– Pas à ma connaissance. »
Il prit ses affaires et s'en alla, laissant Bostock stupéfait, qui le suivit du regard un long moment. Dans le Londonien à la courte barbe, avait-il reconnu le Juif enturbanné d'Ispahan ? Y avait-il là un danger, surtout pour Mary et les enfants ?
Ce soir-là, justement, elle parla de Kilmarnock, de son désir d'y revoir les siens, et Rob entrevit une solution.
« J'ai encore à faire ici, dit-il en lui prenant les mains. Mais je pense que toi et les petits vous pourriez partir sans moi. »
Elle resta immobile et muette. Sa pâleur accentuait la hauteur des pommettes, la minceur du visage agrandissait les yeux. Les coins de sa bouche, qui la trahissaient toujours, disaient sa peine. Enfin, elle parla d'un ton tranquille.
« Si c'est ce que tu veux, nous partirons. »
Les jours suivants, il changea dix fois d'avis. On n'était pas venu l'arrêter, fallait-il tant s'inquiéter ? Bostock ne l'avait pas identifié, même si son visage lui avait paru familier. Il voulait dire à Mary « Ne pars pas », mais les mots ne franchissaient pas ses lèvres. Il avait peur ; mieux valait les savoir tous trois ailleurs, en sécurité, pendant quelque temps.
« Si tu pouvais nous aider à rejoindre le port de Dunbar..., lui dit-elle. Là, les MacPhee, qui sont de nos parents, assureront notre retour à Kilmarnock. »
En cette fin d'été, il trouva aisément un bateau pour Dunbar, qui partait moins de deux semaines plus tard. Le capitaine, un Danois grisonnant, n'était pas fâché d'être payé pour trois passagers qui ne coûteraient pas cher à nourrir. Il restait peu de temps pour préparer le départ, remettre en état les vêtements, choisir ce que Mary emporterait ou non. Rob promettait d'aller les retrouver bientôt.
« Mais... si tu ne viens pas, si la vie nous sépare d'une manière ou d'une autre, sache que les miens élèveront les garçons. »
Il en fut plus contrarié que rassuré et regretta sa décision. C'était la dernière nuit, ils se touchaient comme deux aveugles pour retenir dans leurs mains les plus chers souvenirs du corps de l'autre. Ils firent l'amour tristement, on eût cru un adieu. Puis elle pleura et il la garda dans ses bras sans rien dire.
Le matin, il les conduisit à bord de l’Aelgifu, un bon bateau viking, en chêne, avec un seul mât et une grande voile carrée, qui saurait se garder des pirates et de la tempête en suivant prudemment les côtes. Mary avait le visage fermé dont elle s'armait contre les menaces du monde. Le pauvre Tarn était déjà pâle et angoissé.
« Continue à faire travailler sa jambe », cria Rob en mimant les gestes du massage.
Mary acquiesça et se pencha vers Rob J. qui lança de sa voix claire un « Adieu, Pa ! » auquel Rob répondit : « Dieu vous garde ! » ils disparurent très vite et, les cherchant encore des yeux, il resta longtemps sur ce quai où il était déjà venu quand il avait neuf ans, seul dans Londres, sans famille et sans amis.
76. LE LYCÉE DE LONDRES
CETTE année-là, le 9 novembre, une femme nommée Julia Swane fut arrêtée comme sorcière. Elle était accusée d'avoir changé en cheval volant sa fille de seize ans et de l'avoir chevauchée avec tant de brutalité que la jeune Glynna était estropiée pour toujours. On ne parlait que de cela en ville. Le propriétaire de Cole jugeait odieux et criminel de traiter ainsi son propre enfant.
Rob s'ennuyait des siens et de leur mère. La première tempête était survenue plus d'un mois après leur départ ; ils avaient sans doute depuis longtemps débarqué à Dunbar et, où qu'ils soient maintenant, il les espérait en sécurité. Promeneur solitaire, il revoyait les quartiers qu'il avait connus enfant. Devant le palais royal, qui lui semblait autrefois le symbole même de la magnificence, il comparait la simplicité anglaise et le luxe flamboyant du palais du Paradis. Le roi Edward vivait surtout à Winchester, mais il l'aperçut un matin marchant en silence parmi les gens de sa maison, pensif et renfermé. On disait qu'il avait blanchi très jeune en apprenant comment Harold avait traité son frère Alfred ; il faisait plus vieux que ses quarante et un ans, et moins royal que le chah, mais lui au moins était vivant.
L'hiver fut précoce et pluvieux. Le solitaire passait souvent ses soirées au Renard, essayant d'éviter l'alcool et les putains qui avaient perdu son père, mais les fêtes de Noël furent une dure épreuve et, quand il quitta la taverne ce jour-là, il avait énormément bu. Avisant deux marins qui corrigeaient à coups de poing un homme en caftan noir, dont le chapeau de cuir avait roulé dans la boue, il les interpella. Ils voulaient, dirent-ils, tuer ce sale Juif de Normandie pour venger la mort du Christ. Excité par l'alcool, il se jeta sur eux, les mit en fuite et se fit insulter. La victime en piteux état pleurait surtout d'humiliation.