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« Que se passe-t-il ? demanda un barbu au poil rouge et au nez congestionné.

– Cet homme a été attaqué.

– Vous êtes sûr que ce n'est pas lui qui a commencé ? »

L'autre avait retrouvé la voix pour dire sans doute sa gratitude, dans un français volubile.

« Comprenez-vous cette langue ? » demanda Rob au rouquin, qui secoua la tête avec mépris.

Il aurait aimé parler au Juif dans la Langue pour lui souhaiter une fête des Lumières plus paisible, mais, devant un témoin malintentionné, il n'osa pas. Resté seul, il s'offrit un flacon de vin qu'il alla boire au bord du fleuve en contemplant les eaux grises. Il était content de lui. Fils de son père, ne pouvait-il boire s'il en avait envie ? Une métamorphose s'était opérée : il était Nathanael Cole. Chose étrange, il était aussi Mirdin et Karim. Ala et Dhan Vangalil. Et surtout, oh ! surtout, il était Ibn Sina ! Mais il était encore le gros bandit qu'il avait tué autrefois et cette saloperie de Davout Hosein...

Il était tous les hommes et tous étaient en lui. Quand il se battait contre ce sacré Chevalier noir, c'était un combat pour sa propre survie. Seul et ivre, il en prenait conscience pour la première fois. Emportant le flacon vide qui servirait à un médicament ou une analyse d'urine honnêtement payée, il s'en retourna, lui et tous les autres, à pas prudents et incertains, vers son refuge rue de la Tamise.

Il n'avait pas laissé femme et enfants pour devenir ivrogne, se dit-il sévèrement le lendemain quand il eut retrouvé ses esprits. Pour renouveler sa réserve d'herbes médicinales, il alla chez un herboriste de sa rue, un petit homme méticuleux nommé Rolf Pollard, qui semblait compétent.

« Où pourrais-je rencontrer d'autres médecins ? lui demanda-t-il.

– Au lycée, je pense, maître Cole. Les médecins de la ville s'y réunissent régulièrement. Je n'en sais pas davantage, mais maître Rufus vous renseignera sans doute. »

Le conduisant à l'autre bout de la pièce, il présenta Rob à un client qui flairait une branche de pourpier sec. Aubrey Rufus, médecin de la rue Fenchurch, un homme posé un peu plus âgé que lui, passa sa main dans une chevelure blonde qui commençait à s'éclaircir et répondit aimablement.

« La réunion a lieu le premier lundi de chaque mois, à l'heure du dîner, dans une salle de la taverne Illingsworth à Cornhill. C'est surtout un prétexte pour nous empiffrer. Chacun paie son écot.

– Faut-il être invité ?

– Pas du tout, c'est ouvert aux médecins de Londres. Mais, si cela vous fait plaisir, je vous invite. »

Rob sourit, le remercia et prit congé. Le premier lundi de la nouvelle année, il retrouva à l'Illingsworth une vingtaine de médecins, bavardant et riant autour des tables, qui l'examinèrent avec la curiosité furtive de tout groupe pour un nouvel arrivant. Il reconnut tout de suite Hunne qui fronça les sourcils en le voyant et chuchota quelque chose à ses voisins. Mais Aubrey Rufus lui fit signe de le rejoindre, à une autre table, et le présenta à ses quatre compagnons. Un nommé Brace demanda avec qui il avait fait son apprentissage et combien de temps.

« J'ai été six ans l'assistant d'un médecin de Freising, dans le royaume franc oriental, qui s'appelait Heppmann. »

C'était le nom du propriétaire qui les avait logés pendant la maladie de Tarn. Il y eut des mines dédaigneuses pour cette référence étrangère, mais l'arrivée des victuailles coupa court à l'interrogatoire : une volaille trop cuite avec des navets et de la bière, dont Rob usa modérément. Après le repas, Brace, qui était chargé de la conférence, parla des ventouses.

« Il faut prouver aux patients votre confiance dans l'efficacité des ventouses et des saignées répétées, afin qu'ils partagent votre optimisme. »

L'exposé était mal préparé et il apparut au cours de la discussion que le Barbier en savait beaucoup plus à ce sujet que la plupart des médecins. Le Lycée se révélait bien décevant. On y était obsédé d'honoraires et de revenus. Rufus même plaisantait avec envie le président, Dryfield, qui recevait chaque année, comme médecin du roi, un traitement et des robes.

« Un médecin peut toucher un traitement sans servir le roi, dit Rob, éveillant l'attention générale.

– Comment cela ? demanda Dryfield.

– En travaillant pour un hôpital, un centre de soins consacré aux patients et à l'étude des maladies. »

Certains le regardèrent, ébahis, mais Dryfield acquiesça.

« C'est une idée qui vient d'Orient. On parle d'un nouvel hôpital à Salerne et l'Hôtel-Dieu existe depuis longtemps à Paris, mais il faut savoir que les gens ne sont envoyés à l'Hôtel-Dieu que pour y mourir oubliés. C'est un lieu effroyable.

– Les hôpitaux ne sont pas forcément ainsi, dit Rob, contrarié de ne pouvoir leur parler du maristan.

– Ce système convient peut-être aux incapables, mais les médecins anglais ont l'esprit plus indépendant et doivent être libres de mener leurs propres affaires.

– La médecine est plus qu'une affaire.

– Ce n'est pas une affaire, dit Hunne, les honoraires étant ce qu'ils sont et des petits merdeux débarquant sans cesse à Londres. Où voyez-vous " plus qu'une affaire " là-dedans ?

– C'est une vocation, maître Hunne. De même que d'autres se sentent appelés par l'Eglise. »

Brace allait exploser, mais le président toussa : la dispute avait trop duré.

« Qui se propose pour la conférence du mois prochain... ? Allons, chacun doit participer ! » dit Dryfield avec impatience.

Rob savait qu'il commettait une erreur en se proposant dès la première réunion, mais personne ne disait mot et il parla.

Le président haussa les sourcils, lui demanda quel sujet il aborderait et en parut enchanté.

« L'affection   abdominale ? Maître... Crowe, n'est-ce pas ?

– Cole.

– Maître Cole, une causerie sur l'affection abdominale, mais c'est parfait ! »

Julia Swane avait avoué, et l'on avait découvert la marque de la sorcière sur la chair douce et blanche de son bras, juste sous l'épaule gauche. Sa fille Glynna déclarait que Julia l'avait tenue, en riant, tandis que quelqu'un la violait, le diable sans doute. Plusieurs de ses victimes l'accusèrent d'envoûtement. C'est au moment d'être plongée dans l'eau glacée de la Tamise que la sorcière avait tout confessé, et maintenant, elle répondait aux questions des exorcistes sur les différents sujets touchant à la sorcellerie. Rob essayait de ne pas penser à elle.

Il acheta une jument grise, ni jeune ni belle, un peu grasse, et la logea aux anciennes écuries d'Egglestan, qui appartenaient maintenant à un certain Thorne. Elle le menait chez les patients qui l'envoyaient chercher, et d'autres venaient chez lui. C'était la saison du croup ; regrettant le tamarin, la grenade et la figue en poudre qu'utilisait la médecine persane, il préparait des potions avec ce qu'il avait sous la main : du pourpier macéré dans l'eau de rose, en gargarismes pour les gorges irritées, une infusion de violettes séchées contre les maux de tête et la fièvre, de la résine de pin mêlée de miel pour traiter le phlegme et la toux.

Un nommé Thomas Hood à la barbe et aux cheveux carotte vint un jour rue de la Tamise et Rob se rappela brusquement où il l'avait vu ; c'était le témoin de l'incident avec le Juif et les deux marins. Il se plaignait d'avoir les symptômes du muguet, mais il n'avait pas trace de pustules dans la bouche, ni de fièvre, ni de rougeur dans la gorge et semblait bien trop vif pour un malade. Il ne faisait que poser des questions : Où Rob avait-il fait son apprentissage ? Vivait-il seul ? Pas de femme ? Pas d'enfants ? Depuis quand était-il à Londres ? D'où venait-il ? Un aveugle aurait su que le prétendu malade était un mouchard. Rob ne dit rien, prescrivit un purgatif énergique que l'autre ne prendrait pas, et le poussa dehors avec son flot de questions.