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« Nous venons vous arrêter, Robert Jeremy Cole, pour vous mener devant la justice de Dieu. »

77. LE MOINE GRIS

 

LE tribunal se réunissait au porche sud de Saint-Paul. On poussa l'accusé dans une petite pièce pleine de gens qui attendaient. Il y avait des gardes à la porte. Rob se crut revenu au royaume de l'imam Qandrasseh. Dieu merci, Mary et les enfants n'étaient pas avec lui ! Il pria silencieusement pour que lui soit épargné le plongeon dans un sac avec un coq et un serpent. A quels témoins serait-il confronté ? Les médecins ? La femme du palefrenier ? Quel mensonge inventerait Hunne pour le convaincre de sorcellerie ? Sa circoncision accidentelle le trahirait-elle ? et quelle autre marque diabolique découvrirait-on sur son corps ? Il eut tout le temps de ruminer ses craintes car c'est seulement au début de l'après-midi qu'on l'introduisit devant les juges.

Vêtu de laine brune, avec étole et chasuble, un homme âgé, qui louchait, siégeait sur un trône de chêne. C'était Aelfsige, évêque ordinaire de Saint-Paul, aux jugements impitoyables. Il avait à sa droite deux prêtres en noir, et, à sa gauche, un jeune bénédictin sévèrement vêtu de gris. Un clerc s'approcha de Rob, lui donna les Saintes Ecritures à baiser et lui fit jurer solennellement que son témoignage serait véridique.

« Comment vous appelez-vous ? demanda Aelfsige en l'observant.

– Robert Jeremy Cole, Excellence.

– Résidence et profession ?

– Médecin, rue de la Tamise. »

L'évêque fit un signe de tête à son voisin de droite.

« Le 25 décembre dernier, avec un Hébreu étranger, vous êtes-vous livré, sans avoir été provoqué, à une attaque contre maître Edgar Burstan et maître William Symesson, chrétiens libres londoniens de la paroisse de Saint-Olaf ? »

Un instant déconcerté, Rob se rassurait : il n'était pas question de sorcellerie, mais d'aide à un Juif, charge mineure, même s'il devait être condamné.

« Un Juif normand nommé David ben Aharon, dit l'évêque en clignant les yeux car il avait la vue basse.

– Je n'ai jamais entendu ce nom ni ceux des plaignants, mais le témoignage des marins est inexact. Ce sont eux qui ont attaqué le Juif de façon déloyale, et c'est pourquoi je suis intervenu.

– Etes-vous chrétien ?

– Je suis baptisé.

– Suivez-vous régulièrement les offices ?

– Non, Excellence. »

L'évêque renifla et hocha la tête avec gravité, puis il pria le moine gris de faire entrer le témoin. Rob, à sa vue, sentit renaître ses craintes. Charles Bostock, richement vêtu, portait au cou une lourde chaîne d'or et au doigt une large bague gravée d'un sceau. Elevé par le roi à la dignité de thane pour ses voyages, il était, dit-il, chanoine honoraire de Saint-Pierre. On le traita avec déférence.

 « Eh bien, maître Bostock, connaissez-vous cet homme ?

– C'est Jesse ben Benjamin, Juif et médecin.

– Etes-vous certain qu'il est juif ? »

Bostock résuma son voyage à Byzance, sa mission auprès du pape, et comment, à Ispahan, il avait entendu parler d'une chrétienne qui, après la mort de son père, avait épousé un Juif.

« Invité chez eux, j'ai voulu vérifier mes doutes et je les ai trouvé fondés, à mon profond écœurement.

– Etes-vous certain, dit le moine, parlant pour la première fois, qu'il s'agit bien du même homme ?

– J'en suis sûr, saint frère. Il est venu à mon quai voici quelques semaines essayant de se faire payer très cher pour avoir charcuté un de mes esclaves. J'ai refusé bien entendu, et je me suis rappelé l'avoir vu à Ispahan. C'est un suborneur de chrétiennes. En Perse, elle avait déjà un. enfant de lui et il l'avait engrossée une seconde fois.

– Sous serment solennel, quel est votre nom, maître ? demanda l'évêque en se penchant vers Rob.

– Robert Jeremy Cole.

– Le juif ment, dit Bostock.

– Maître marchand, intervint le moine, vous ne l'avez vu qu'une fois en Perse ? Et vous ne l'aviez pas revu depuis presque cinq ans ?

– Plutôt quatre que cinq, mais c'est vrai », reconnut le témoin de mauvaise grâce.

Il répéta néanmoins sa certitude d'avoir raison, la cour le remercia et on le raccompagna, tandis que Rob faisait effort pour garder son calme.

« Si vous êtes un chrétien né libre, dit l'évêque insidieusement, n'est-il pas étrange que vous comparaissiez devant nous sous deux inculpations différentes ? Selon l'une, vous aidiez un Juif : selon l'autre, vous êtes juif vous-même.

– Je suis Robert Jeremy Cole. J'ai été baptisé à un demi-mille d'ici, à Saint-Botolph, comme en témoigne le registre de la paroisse. Mon père était Nathanael Cole, compagnon menuisier de la guilde des charpentiers. Il est enterré au cimetière de Saint-Botolph, de même que ma mère, Agnes, qui était couturière et brodeuse.

– Avez-vous fréquenté l'école de Saint-Botolph ? demanda le moine.

– Deux ans seulement.

– Qui enseignait les Saintes Ecritures ?

– C'était le père... Philibert, dit Rob, fermant les yeux pour rassembler ses souvenirs. Oui, le père Philibert.

– Ce nom ne me dit rien, fit l'évêque en haussant les épaules.

– Et en latin ? Qui vous a enseigné le latin ? reprit le moine.

– Frère Hugolin.

– Ah oui ! Je me le rappelle. Il est mort il y a des années. Nous vérifierons sur le registre de la paroisse, naturellement, soupira l'évêque. Eh bien, je vous laisse libre, sur la foi de votre serment d'être ce que vous prétendez. Vous devrez revenir devant cette cour dans trois semaines, avec douze hommes libres pour témoigner en votre faveur, chacun prêt à jurer que vous êtes Robert Jeremy Cole, chrétien et né libre. Vous comprenez ? »

Quelques minutes plus tard, il se sentait à peine libéré de leur inquisition.

« Maître Cole ! » cria quelqu'un derrière lui et, se retournant, il vit le bénédictin qui se hâtait de le rejoindre.

« Voulez-vous m'accompagner à la taverne, maire ? J'ai à vous parler. »

Qu'était-ce encore ? Traversant la rue boueuse ils entrèrent dans la salle et choisirent un coin tranquille. Le moine se nomma : frère Paulinus. Ils commandèrent de la bière.

« Il me semble que finalement, cela s'est bien passé pour vous ? »

Rob ne répondit pas et le moine surpris haussa les sourcils.

« Allons, un honnête homme peut bien en trouver douze autres.

– J'étais né à Saint-Botolph, mais je l'ai quitté tout enfant, pour parcourir l'Angleterre comme assistant d'un barbier-chirurgien. Il me faudra un temps fou pour découvrir douze hommes, honnêtes ou non, qui se souviennent de moi et acceptent de venir jusqu'à Londres pour en témoigner.

– Si vous ne les trouvez pas, c'est clair : il ne vous reste que l'ordalie. »

La bière prenait soudain une saveur bien amère.

« L'Eglise a recours à quatre ordalies : eau froide, eau chaude, fer chaud et pain consacré. L'évêque aime particulièrement le fer chaud. On vous fait boire de l'eau bénite et on vous en asperge la main. Vous prenez dans le feu un fer chauffé à blanc, vous le portez en parcourant neuf pieds en trois pas, puis vous le lâchez et vous vous précipitez vers l'autel où votre main est enveloppée et scellée. Si trois jours plus tard, elle se trouve blanche et saine, vous êtes innocent ; sinon, vous êtes excommunié et remis aux autorités civiles. A moins que vous n'ayez la conscience plus pure que la plupart des mortels, je vous conseille de quitter Londres, conclut Paulinus sèchement.

– Pourquoi me dites-vous tout cela ? Et pourquoi ce conseil ? »

Ils se regardèrent. Le moine avait une barbe épaisse et bouclée, une couronne de cheveux brun clair, des yeux ardoise, comme durs... mais aussi secrets, ceux d'un homme referme sur lui-même. Et la fine entaille d'une bouche intraitable. Rob était sûr de ne l'avoir jamais vu avant ce matin-là.