« Je sais que tu es Robert Jeremy Cole.
– Comment le savez-vous ?
– Avant de devenir Paulinus dans la communauté bénédictine, je m'appelais Cole. Il est à peu près sûr que je suis ton frère. »
Rob le crut instantanément. Il l'attendait depuis vingt-deux ans, mais l'intense jubilation qu'il en éprouva d'abord se heurta aussitôt à un mur. Comme une fausse note, ou une mise en garde. Il s'était levé mais l'autre, immobile, le surveillait d'un œil calculateur et vigilant qui le tint à distance et le fit se rasseoir.
« Tu es plus âgé que ne serait le petit Roger. Et Samuel est mort. Tu le savais ?
– Oui.
– Alors, tu es Jonathan ou...
– Je suis William.
– William. Après la mort de Pa, tu es parti avec un prêtre qui s'appelait Lovell.
– Le père Ranald Lovell. Il m'a emmené au monastère de Saint-Benoît à Jarrow, mais il n'a vécu que quatre ans, et l'on a décidé que je serais oblat. L'abbé de Jarrow, Edmund, a été l'affectueux gardien de ma jeunesse ; il m'a instruit, formé, si bien que, très jeune, je suis devenu novice, moine, puis prévôt. J'étais plus que son bras droit. Il se vouait entièrement à prier, à apprendre et enseigner, à écrire, et moi j'étais l'administrateur sévère. Je n'étais pas populaire, dit-il avec un sourire tendu. Quand il est mort, il y a deux ans, je n'ai pas été élu pour le remplacer, mais l'archevêque m'a demandé de quitter la communauté qui m'avait servi de famille. Je vais être ordonné et je serai évêque auxiliaire de Worcester. »
Curieux discours de retrouvailles que ces propos sans amour, ce plat résumé de carrière avec ses perspectives et son ambition.
« De hautes responsabilités t'attendent.
– Cela dépend de Lui, dit Paulinus en haussant les épaules.
–Au moins, je n'ai plus que onze témoins à trouver. Peut-être l'évêque reconnaîtra-t-il que le témoignage de mon frère en vaut plusieurs.
– Quand j'ai vu ton nom dans la plainte, j'ai fait une enquête. Avec quelques encouragements, le marchand Bostock pourrait éclairer un point intéressant. Que diras-tu si l'on t'accuse d'avoir feint d'être juif pour suivre un enseignement païen au défi des lois de l'Eglise ?
– Je dirai que, dans sa sagesse, Dieu m'a permis de devenir médecin parce qu'il n'a pas créé les hommes et les femmes seulement pour la souffrance et la mort.
– Dieu a une armée consacrée qui interprète ses volontés quant au corps et à l'âme des hommes. Ni les barbiers-chirurgiens ni les médecins païens n'ont reçu l'onction divine, et nous avons des lois ecclésiastiques pour arrêter des gens tels que toi.
– Vous nous faites des difficultés. Vous avez pu nous ralentir mais je ne pense pas, William, que vous puissiez nous arrêter.
– Tu vas quitter Londres.
– Est-ce l'amour fraternel qui t'anime ou la crainte que l'évêque auxiliaire de Worcester ne se trouve un jour dans l'embarras à cause d'un frère excommunié et exécuté pour athéisme ? »
Ils restèrent un long moment silencieux.
« Je t'ai cherché toute ma vie. Je rêvais toujours de retrouver les enfants, dit Rob avec amertume.
– Nous ne sommes plus des enfants, et les rêves ne sont pas la réalité.
– As-tu des nouvelles des autres ?
– De la fille seulement. Elle est morte il y a six ans.
– Oh ! s'écria Rob en se levant lourdement. Où trouverai-je sa tombe ?
– Il n'y a pas de tombe. C'était un grand incendie. »
Avec un signe de tête, Rob quitta la taverne sans se retourner. Il avait moins peur maintenant d'une arrestation que des tueurs payés par un homme puissant pour se débarrasser d'un gêneur. II passa tout de suite aux écuries de Thorne régler sa note et reprendre son cheval. Rue de la Tamise, il n'emporta que l'essentiel. Las de ces départs précipités et de ces longs voyages, il y était devenu efficace et prompt. Tandis que frère Paulinus dînait au réfectoire de Saint-Paul, son frère laissait Londres derrière lui. Sur la route boueuse de Lincoln, il avançait pas à pas vers le nord, poursuivi par des furies auxquelles il n'échapperait jamais parce qu'il les portait en lui.
78. LA ROUTE DU NORD
LA première nuit, il dormit confortablement sur un tas de foin au bord de la route. En s'éveillant à l'aube, il se rappela l'échiquier de Mirdin qu'il avait laissé rue de la Tamise, l'objet si précieux rapporté de Perse à travers le monde ! Cette perte lui fut comme un coup de poignard. Il avait faim, mais, renonçant à s'arrêter dans une ferme au risque d'être repéré, il chevaucha le ventre vide la moitié de la matinée. Dans un village, il acheta au marché du pain et du fromage.
Il broyait du noir. Trouver un frère pareil, c'était pire que de l'avoir perdu. Il se sentait volé et trahi. Mais le Willum qu'il avait pleuré, c'était celui de son enfance et il n'avait aucune envie de revoir ce Paulinus aux yeux froids.
« Que le diable t'emporte, évêque auxiliaire de Worcester ! » hurla-t-il, faisant fuir les oiseaux et broncher le cheval.
Puis il sonna de la corne saxonne, dont la voix familière le réconforta. A partir de Lincoln, il évita les grandes routes, où pouvaient le chercher d'éventuels poursuivants, et longea la côte. Un itinéraire qu'il avait suivi maintes fois avec le Barbier. Plus de tambour ni de spectacle, plus de patients pour le médecin fugitif. Personne ne reconnut le jeune barbier-chirurgien d'autrefois ; inutile de se chercher des témoins dans ces villages du bord de mer. Il aurait été condamné. Bénissant la chance qui lui avait permis de fuir, il comprit que, pour lui, dans la vie, tout était encore possible.
Quelques souvenirs lui revenaient ici et là ; telle église avait été détruite par le feu, tel édifice était de construction récente, ailleurs on avait défriché la forêt. Il avançait lentement car la jument qui l'avait bien servi à Londres était trop âgée pour s'adapter aux pistes boueuses de la campagne. Il fallait s'arrêter souvent pour la laisser reposer et brouter l'herbe tendre du printemps tandis qu'il s'allongeait au bord d'une rivière.
Il ménageait son argent et dormait dans des granges chaque fois qu'on l'y autorisait, mais allait à l'auberge quand il ne pouvait l'éviter. Un soir, dans une taverne du port, à Middlesbrough, il remarqua deux marins qui absorbaient une quantité incroyable de bière. L'un d'eux, un trapu aux cheveux noirs sous un bonnet de tricot, frappa du poing sur la table.
« Il nous faut un équipier. On suit la côte jusqu'au port d'Eyemouth, en Ecosse. Pêche au hareng tout du long. Y a quelqu'un ici ? »
Il y eut un silence et quelques rires étouffés, mais personne ne bougea. Fallait-il prendre le risque ? Ce serait plus rapide, et mieux valait l'océan que ce piétinement dans la boue. Il se leva et vint à eux.
« Le bateau est à vous ?
– Oui, je suis le capitaine. Je m'appelle Nee et voici Aldus.
– Moi c'est Jonsson », dit Rob.
C'était un nom aussi bon qu'un autre. L'autre le regardait.
« Un costaud », dit-il, puis il prit sa main et il fit la grimace en touchant la paume lisse.
« Je sais travailler.
– On verra ça », répondit Nee.
Rob donna la jument à un client de la taverne ; il n'aurait pas eu le temps de la vendre le lendemain et elle ne lui aurait pas rapporte grand-chose. Le bateau lui parut aussi vieux et misérable qu'elle, mais Nee et Aldus y avaient bien passé l'hiver, les joints avaient été calfatés à l'étoupe et à la poix ; il affrontait la houle avec légèreté.
Le nouvel équipier ne tarda pas à vomir, penché par-dessus bord, tandis que les autres l'insultaient, menaçant de le jeter à la mer. Il s'obligeait à travailler, mais la pêche était maigre, Nee était de méchante humeur, et seul sa taille évitait à Rob les mauvais traitements. Il ne garda rien du repas du soir : pain dur, poisson fumé plein d'arêtes, eau parfumée de hareng. Pour tout arranger, Aldus pris de colique empuantit le baquet commun. Mais, endurci par son expérience à l'hôpital, le hakim eut tôt fait de vider le seau et de le laver à fond, si bien que les marins surpris cessèrent de l'injurier.