Le lendemain, le filet se remplit de poissons frétillants. Enfin, le hareng ! Quand le bateau fut plein, on regagna la côte pour vendre la pêche aux marchands. Et ce fut ainsi chaque jour. Les mains de Rob devinrent douloureuses puis s'endurcirent ; il apprit à réparer le filet. Le quatrième jour, ses nausées avaient disparu pour ne plus revenir et il se promit de le dire à Tarn. Nee avait le sourire et confiait à Aldus que ce Jonsson leur portait chance. Dans les ports où ils abordaient, il offrait à son équipage un repas chaud et tous trois s'attardaient le soir, à boire et à chanter. Rob apprit beaucoup de couplets obscènes pendant son apprentissage de marin.
« Tu ferais un bon pêcheur, lui dit Nee. Nous restons cinq ou six jours à Eyemouth pour réparer les filets puis nous retournons à Middlesbrough. Veux-tu rester avec nous ? »
Rob remercia, content de l'offre, mais il les quitterait, dit-il, à Eyemouth. C'était un joli port, animé, où ils arrivèrent peu de jours après. Nee le paya de quelques pièces et d'une claque dans le dos. Sachant qu'il cherchait une monture, il le mena chez un honnête marchand de la ville qui lui recommanda une jument et un hongre. La jument était plus avenante.
« J'ai déjà eu un hongre qui m'a fidèlement servi », dit Rob en choisissant celui-ci, qui avait deux ans et semblait alerte et vigoureux.
Il installa son bagage derrière la selle, monta vivement et quitta Nee en lui souhaitant bonne pêche.
« Dieu te garde, Jonsson », dit le marin.
Rob s'entendit très bien avec son cheval, qu'il appela Al Borak comme celui qui, selon les musulmans, porta Mahomet de la terre au septième ciel. Chaque jour, au plus chaud de l'après-midi, il tâchait de s'arrêter près d'un lac et d'une rivière pour baigner le hongre et démêler sa crinière. La bête semblait infatigable, les routes s'asséchaient et il voyageait plus vite. Le bateau l'avait mené au-delà des régions familières et tout lui paraissait plus intéressant dans ce paysage nouveau pour lui. Il suivit cinq jours le cours de la Tweed puis la laissa pour entrer plus au nord dans un pays de landes coupées d'escarpements rocheux, où la fonte des neiges gonflait encore les cours d'eau.
Les fermes étaient rares et dispersées, grandes propriétés ou modestes domaines, presque toujours bien tenues, au prix d'un dur travail. Il fit souvent résonner la corne saxonne sans s'attirer de réactions hostiles chez les fermiers pourtant vigilants. En observant le pays et ses habitants, il y déchiffrait pour la première fois certains aspects du caractère de Mary. Il ne l'avait pas vue depuis de longs mois. Ce voyage n'était-il pas une folie ? Peut-être avait-elle maintenant un nouveau compagnon.
Cette terre accueillante aux hommes était aussi celle des moutons et des vaches. Si le sommet des montagnes restait aride, la plupart des pentes offraient de riches pâturages. Tous les bergers avaient des chiens que Rob apprit à craindre. Non loin de Cumnock, il s'arrêta pour demander dans une ferme l'autorisation de dormir sur le foin de la grange, et il apprit que la veille la fermière avait eu un sein arraché par un chien.
« Dieu soit loué ! » s'écria le mari en apprenant que Rob était médecin.
C'était une femme robuste avec de grands enfants. Elle était folle de douleur ; la bête l'avait attaquée sauvagement et mordue comme un lion.
« Où est le chien ?
– Il n'existe plus », dit le fermier d'un air sinistre.
Ils firent avaler à la blessée de l'alcool de grain qui la fit suffoquer mais l'aida à supporter l'opération. Rob coupa les chairs déchiquetées, recousit la plaie. Elle aurait survécu de toute manière ; les soins assurèrent sa guérison. Au lieu de suivre un jour ou deux l'état de la patiente, il resta une semaine et finit par se rendre compte, un matin, que parvenu tout près de Kilmarnock, il redoutait l'issue du voyage.
Le fermier lui indiqua le chemin et, deux jours plus tard, il avait encore l'accident présent à l'esprit quand surgit devant son cheval un grand chien qui défendait le passage en grondant. Il allait tirer son épée mais le berger rappela l'animal et dit à Rob quelques mots en erse
« Je ne comprends pas votre langue.
– Vous êtes sur la terre des Cullen.
– C'est là que je vais.
– Ah oui ? Pourquoi ça ?
– Je le dirai à Mary Cullen. »
L'homme était encore jeune mais déjà grisonnant et aussi vigilant que le chien. Rob lui demandant son nom, il hésita un moment à répondre puis dit enfin :
« Craig Cullen.
– Je m'appelle Cole. Robert Cole. »
L'Ecossais acquiesça, ni surpris ni cordial.
« Suivez-moi », dit-il, et il partit devant.
Rob ne l'avait pas vu faire signe au chien, qui pourtant prit position derrière le cheval. Il arriva ainsi entre l'homme et le chien, comme une chose égarée qu'ils auraient retrouvée dans les collines.
La maison et la grange étaient en pierre, de bonne construction ancienne. Des enfants le suivaient en chuchotant et il mit un moment à reconnaître ses fils parmi eux. Tarn parlait à son frère en gaélique.
« Qu'est-ce qu'il a dit ?
– Il m'a demandé : " C'est lui notre papa ? " et j'ai dit oui. »
Rob sourit et voulut les prendre mais ils se sauvèrent en criant, avec les autres, dès qu'il sauta de sa selle. Il remarqua avec joie que Tarn courait sans difficulté même s'il boitillait encore légèrement.
« Ils sont un peu timides mais ils vont revenir », dit Mary sur le seuil.
Elle détournait la tête sans chercher son regard. Peut-être n'était-elle pas heureuse de le revoir ? Puis elle fut dans ses bras, où elle se sentait si bien. Il découvrit en l'embrassant qu'elle avait perdu une dent, en haut à droite.
« Je me suis battue avec une vache pour la remettre dans l'enclos et je suis tombée contre ses cornes... Je suis vieille et laide, dit-elle en pleurant.
– Je ne suis pas marié avec une dent ! dit-il d'un ton rude, en caressant doucement du doigt la gencive dans sa bouche chaude. Ce n'est pas une dent que j'ai pris dans mon lit.
– Dans ton champ de blé, dit-elle, souriant à travers ses larmes... Mais tu dois être épuisé et mort de faim. »
Elle lui prit la main et le mena dans la cuisine, lui donna des galettes d'avoine, du lait. C'était étrange de la voir là, si à l'aise chez elle. Il lui parla de son frère retrouvé et perdu, de sa fuite.
« Autrement, serais-tu revenu ?
– Tôt ou tard, oui. C'est un beau pays, mais rude.
– On y est mieux par temps chaud. Mais avant, il faudra labourer.
– Allons-y », dit-il en riant et elle rougit.
Elle ne changera jamais, pensa Rob avec plaisir. Elle le mena dans la maison et bientôt ils furent pris d'un tel fou rire qu'il craignit de ne pouvoir lui faire l'amour. Mais il n'y eut aucun problème, finalement.
79. L'AGNELAGE
LE matin, chacun tenant un enfant sur sa selle, ils allèrent faire le tour de l'immense propriété, parmi les collines. Partout des moutons levaient leur tête blanche, noire ou brune sur le passage des chevaux. Mary était fière de montrer son domaine. Trente-sept petits fermiers vivaient autour de la grande ferme, et tous étaient ses parents. Quarante et un hommes.
« Toute ta famille est ici ?
– Les Cullen seulement. Les Tedder et les MacPhee sont aussi nos parents. Les MacPhee habitent à l'est, à une matinée de cheval ; les Tedder à une journée de cheval, au nord, après le fleuve.
– Combien d'hommes dans ces trois familles ?
– Peut-être cent cinquante.
– C'est ton armée, dit-il avec une moue.