Il le tenait avec précaution, pour laisser l'eau faire son œuvre. Les nageoires remuaient lentement puis les branchies se remirent à battre et Rob vit frémir la vie tout le long du corps de la bête, qui s'éloigna dans le courant. Il savait désormais que ce prêtre serait son ami.
Ils ôtèrent leurs vêtements trempés pour les faire sécher et s'allongèrent sur un rocher chauffé par le soleil.
« Ce n'est pas la pêche à la truite, dit le prêtre avec un soupir.
– Aussi différent que cueillir une fleur et abattre un arbre. »
Rob était couvert de coupures et de bleus. Ils se sourirent. Domhnall se grattait le ventre et ne disait rien. Pas de questions ; on sentait qu'il savait écouter intensément et attendre. Cette patience en ferait un adversaire redoutable au jeu du chah.
« Mary et moi, nous ne nous sommes pas mariés à l'église, vous le savez ?
– J'en ai eu quelques échos.
– Nous avions engagé notre foi devant Dieu. » Il raconta leur histoire, sans omettre ni sous-estimer les incidents de Londres et la menace d'excommunication qui pouvait faire obstacle au mariage religieux.
« L'évêque auxiliaire de Worcester a tout intérêt à étouffer l'affaire. Un homme aussi ambitieux choisira de faire oublier son frère plutôt que de risquer un scandale. Tu n'as pas de preuve de ton excommunication ?
– Non, mais elle est possible.
– Mon ami, que sont tes craintes devant le Christ ? Depuis mon ordination, je n'ai jamais quitté cette paroisse de montagne où, je l'espère, je finirai mes jours. A part toi, je n'ai jamais vu personne de Londres ou de Worcester. Je n'ai reçu de message ni d'un archevêque ni du pape, mais seulement de Jésus. Crois-tu que la volonté de Dieu n'est pas que je fasse de vous quatre une famille chrétienne ? »
Rob secoua la tête et lui sourit.
Les deux enfants se rappelleraient toute leur vie le mariage de leurs parents, et le raconteraient à leurs propres petits-enfants. La messe dite dans la grande salle fut courte et simple. Mary portait une robe grise d'étoffe légère avec une broche d'argent et une ceinture en daim cloutée d'argent. Elle était calme mais ses yeux brillèrent lorsque le père Domhnall la déclara unie pour toujours, elle et ses enfants à Robert Jeremy Cole. Toute la parenté fut ensuite invitée à venir rencontrer son mari.
Les MacPhee vinrent de l'ouest à travers les collines et les Tedder traversèrent la grande rivière. Ils apportaient des cadeaux, des gâteaux, des pâtés de gibier... On mit à la broche un taureau et un bœuf, huit moutons, une douzaine d'agneaux et d'innombrables volailles. On joua de la harpe, de la cornemuse, de la viole, de la trompette et Mary chanta avec les autres femmes.
L'après-midi, pendant les concours de lutte et d'athlétisme, Rob rencontra ses légions de cousins ; il apprécia les uns, pas les autres et, résistant aux invites des plus ivres, s'en tira avec un mot gentil et un sourire.
Le soir, il partit se promener loin de la fête, dans la nuit étoilée et fraîche. Il respira l'odeur des ajoncs, entendit les moutons, le hennissement d'un cheval, le souffle du vent dans les collines, le murmure des eaux. Et il crut sentir sous ses pieds de fortes racines poussant au plus profond de ce sol de terre et de silex.
81. LE CYCLE ACCOMPLI
POURQUOI une femme allait-elle ou non concevoir une nouvelle vie, c'était le grand mystère. Avec deux enfants et cinq ans sans grossesse, Mary se trouva enceinte après son mariage. Elle se ménageait davantage, demandait plus volontiers l'aide des hommes. Ses fils la suivaient, se chargeant des tâches à leur portée. On savait déjà qui serait berger. Rob J. semblait se plaire au travail mais Tarn était toujours prêt à nourrir les agneaux et suppliait qu'on le laisse tondre. Un autre don apparut en lui quand il commença à dessiner par terre avec un bâton. Son père lui donna du charbon de bois, une planchette de pin, lui montra comment on peut représenter les objets ou les gens, n'eut pas besoin de lui dire de ne pas omettre les défauts.
Au-dessus de son lit, on avait mis au mur le tapis des rois samanides ; chacun savait qu'il lui appartenait et que c'était le cadeau d'un ami persan. Mary et Rob n'évoquèrent qu'une fois ce qu'ils avaient enfoui au fond de leur mémoire. Il ne serait pas bon pour Tarn d'apprendre qu'il avait peut-être une armée de demi-frères étrangers qui lui resteraient inconnus.
« Nous ne le lui dirons jamais.
– Il est de toi », dit-elle en le prenant dans ses bras, et entre eux grandissait ce qui allait être Jura Agnes, leur seule fille.
Rob sut bientôt la langue que l'on parlait autour de lui. Le père Domhnall lui prêta une bible traduite en erse par des moines irlandais et, comme il avait travaillé le persan en lisant le Coran, il étudia le gaélique dans les Saintes Ecritures. Il avait accroché dans son bureau l'Homme transparent et la Femme enceinte, ainsi commença-t-il à enseigner l'anatomie à ses fils en répondant à leurs questions. Quand on l'appelait pour soigner un malade ou un animal, il emmenait souvent l'un ou l'autre. Un jour, Rob J. monta derrière son père sur le dos d'Al Borak et ils allèrent jusqu'à la petite maison des collines où mourait Ardis, la femme d'Ostric. L'enfant regarda Rob doser l'infusion, la donner à la malade, puis préparer un linge mouillé.
« Tu peux lui baigner le visage. »
Il le fit avec douceur, prenant grand soin des lèvres gercées. Alors Ardis prit les jeunes mains dans les siennes et aussitôt Rob J. pâlit, se troubla et retira ses mains.
« Tout va bien, dit Rob en serrant contre lui les minces épaules. Tout va bien. »
Sept ans seulement. Deux ans de moins que lui lors de sa première expérience. Il s'émerveilla de cette continuité dans sa vie : un grand cycle était accompli. Il réconforta et soigna Ardis. Dehors, il regarda son fils en lui tenant les mains pour qu'il se rassure au contact de sa vitalité.
« Ce que tu as senti chez Ardis et la vie que tu sens en moi, tout cela est un don du Tout-Puissant. Il n'est pas diabolique mais salutaire. Tu le comprendras plus tard. N'aie pas peur.
– Oui, papa », dit l'enfant, qui avait repris ses couleurs.
Ardis mourut huit jours plus tard. Pendant des mois, Rob J. ne vint plus au dispensaire et ne demanda plus à visiter les malades. S'impliquer dans la souffrance du monde doit être un acte volontaire, se dit Rob, même pour un enfant.
Après les soins aux moutons avec Tarn ou les longues courses solitaires à la recherche de bonnes herbes, Rob J. revint à son père en qui il avait une totale confiance et continua peu à peu son instruction au dispensaire. Quand il eut neuf ans, il demanda à venir chaque jour et devint l'assistant de Rob.
Un an après la naissance de Jura Agnes, Mary eut un troisième garçon, Nathanael Robertson. Ce fut son dernier enfant et elle s'affligea des accidents et fausses couches qui suivirent. Rob fut heureux de la voir enfin retrouver ses forces et son allant. Nathanael avait cinq ans quand on vit arriver un jour, menant un âne chargé, un homme à cheval qui portait un caftan noir et un chapeau de cuir. Il s'appelait Dan ben Gamliel, venait de Rouen et semblait épuisé de son long voyage.
Il fut surpris de voir le maître de maison l'accueillir dans la Langue, s'occuper de ses bêtes, lui servir des mets non interdits avec les bénédictions rituelles.
« Vous êtes donc juifs ?
– Non, nous sommes chrétiens. Mais nous avons une grande dette envers vous. »
Rob eut même envie de travailler après le repas sur les commandements, mais l'homme se déroba avec embarras, « n'étant pas un érudit, dit-il. » Le lendemain matin, ce fut pire quand il vit son hôte se joindre à ses prières avec châle et phylactères.
« Je sais ce que tu es. Tu es un Juif apostat, qui a tourné le dos à notre peuple et à notre Dieu pour donner son âme à une autre nation.