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Un après-midi, le soleil reparut comme par magie, la mer devint bleue, scintillante, et l'air plus doux. Rob comprit pour la première fois qu'on pouvait choisir de vivre là. Dans les bois, derrière la maison, il cueillit un plein pot de pousses de fougères qui furent cuites au lard. Avec un peu de morue et quelques têtes de poisson achetées à un pêcheur, des cubes de porc sautés dans la graisse, un navet, du lait, un brin de thym, le Barbier mijota une soupe savoureuse, et chacun se dit à part soi que le temps était proche où Rob n'en aurait plus de pareille.

En triant les pommes du tonneau, dont beaucoup étaient pourries, il en choisit trois, fermes et rondes et se mit à jongler. Hop ! hop ! hop ! Il les rattrapa, puis les relança et frappa dans ses mains comme il avait appris à le faire. Alors il en prit deux autres et les lança toutes les cinq, mais elles e dispersèrent et retombèrent non sans se taler au contact du sol. Il allait sûrement être battu pour avoir gâché des fruits. Mais rien ne se passa.

Il reprit cinq pommes, les lança, échoua, recommença et parcourut toute la pièce, manquant de souplesse sans doute, mais cette fois les fruits montaient, revenaient dans ses mains, repartaient comme s'il n'y en avait eu que trois. Hop et hop ! et hop ! et hop ! « Oh ! Mam ! »

« Barbier ! » cria-t-il, effrayé de sa propre voix. La porte s'ouvrit. Un instant plus tard, tout s'effondrait. Le maître se précipitait sur lui, la main levée...

« Je t'ai vu ! » dit-il, et Rob se retrouva dans des bras chaleureux qui valaient mille fois ceux de l'ours.

8. LE BATELEUR

 

LE jeudi saint passa, mais ils restèrent à Exmouth car Rob devait s'initier à tous les aspects du spectacle. Ils jonglèrent à deux, ce qu'il aima tout de suite et réussit parfaitement. Après cela, les ours de prestidigitation ne lui parurent pas plus difficiles que de jongler à quatre balles.

« Ce n'est pas le diable qui fait les magiciens, lui dit le Barbier. La magie est un art d'homme, qu'il s'agit de maîtriser, comme la jonglerie, mais c'est beaucoup plus facile, rassure-toi. »

Il lui expliqua les secrets élémentaires de la magie blanche.

« Tu dois être audacieux, sûr de toi, travailler avec rigueur, avoir les mains agiles et te dissimuler derrière un baratin en utilisant des mots rares pour enjoliver les choses. Le tout, c'est d'avoir des trucs, des gestes et des attitudes pour détourner l’attention des spectateurs : il faut qu'ils regardent autre chose que ce que tu es en train de faire réellement.

« Pour le tour du ruban, par exemple, il m'en faut de plusieurs couleurs : bleu, rouge, noir, jaune, vert et brun. J'y fais des nœuds régulièrement espacés puis, en rouleaux bien serrés, je les partis dans mes poches et je demande :" Qui veut du ruban ? – Moi ! m'sieur, du bleu, deux aunes.  " Ils demandent rarement davantage : on ne se sert pas de ruban pour attacher une vache. Je fais semblant d'avoir oublié ce qu'on m'a demandé et je passe à autre chose. Alors, toi, tu détournes leur attention, en jonglant peut-être. Pendant qu'ils te regardent, je prends le ruban dans ma poche de gauche, je simule une toux en cachant ma bouche et le rouleau se retrouve dedans. Dès qu'ils me regardent à nouveau, je découvre le bout du ruban entre mes lèvres, et je le tire peu à peu. Quand le premier nœud arrive aux dents, il passe et, quand je sens le second, je sais que j'ai deux aunes : je coupe le ruban et je le donne. »

Rob était content d'avoir appris le tour, mais déçu de le trouver si simple. Il n'y avait plus de magie. Il perdit ainsi d'autres illusions et fut bientôt sinon un magicien expérimenté, du moins un assistant qualifié. Il apprit à danser, à chanter, à raconter des plaisanteries et des histoires qu'il ne comprenait pas toujours, et à débiter avec aplomb le boniment qui vantait les vertus du Spécifique Universel. Le Barbier trouva son élève doué et le jugea prêt, bien plus tôt que Rob ne s'y attendait.

Ils se mirent en route en avril, par un matin brumeux, et traversèrent les collines de Blackdown sous une petite pluie de printemps. Le ciel s'éclaircit le troisième jour quand ils arrivèrent à Bridgeton. Rob y fit ses premières armes.

« Bon jour et bon lendemain, dit le Barbier comme d'habitude. Très heureux d'être parmi vous. »

Ils commencèrent ensemble avec deux balles puis, en même temps, chacun en sortit de sa poche une troisième, une quatrième, enfin une cinquième. Celles de Rob étaient rouges et celles du Barbier bleues ; elles volaient de leurs mains entre eux puis descendaient de chaque côté comme l'eau de deux fontaines jumelles. Leurs doigts, qui bougeaient à peine, faisaient danser les balles de bois.

Les applaudissements furent les plus enthousiastes que Rob eût jamais entendus. Le lendemain, il manqua trois balles à Yeoville mais le Barbier le consola :

« Cela peut arriver au début, de moins en moins ensuite, et puis plus du tout. »

Il y eut encore cette semaine-là Taunton, ville de commerçants, et Bridgwater, où on évita les gaudrioles à cause des fermiers pudibonds. Ils arrivèrent à Glastonbury le lundi de la Pentecôte ; la pieuse cité avait édifié ses demeures autour de la belle église Saint-Michel.

« Ici, il faut être discrets, le pays est aux mains des prêtres, qui se méfient de tout ce qui est médecine parce qu'ils se croient chargés des corps des humains comme de leurs âmes. »

Rob repéra parmi les spectateurs au moins cinq de ces sombres personnages, que les « joyeuses Pâques » se semblaient pas avoir déridés. Le Barbier choisit pour jongler les balles rouges, car, dit-il d'un ton solennel, elles figurent les langues de feu qui représentent le Saint-Esprit dans les Actes des Apôtres. Puis Rob le remplaça sur l'estrade où, seul, et les yeux au ciel comme il convenait, il entonna un hymne au Créateur qui émut toute l'assistance. On soupirait encore quand le Barbier revint, brandissant une fiole de Spécifique Universel.

« Amis, dit-il, de même que le Seigneur vous a envoyé un remède pour guérir vos âmes, je vous en apporte un pour vos corps. »

Il leur raconta l'histoire de la Vitalia, l'Herbe de Vie, qui guérit également les dévots et les pêcheurs, si bien qu'ils se jetèrent avidement sur le Spécifique et se mirent à la queue leu leu pour la consultation. Les prêtres soupçonneux restaient attentifs, mais ils avaient été amadoués par des cadeaux et rassurés par le ton religieux du spectacle. Seul un vieil ecclésiastique présenta une objection.

« Vous ne pratiquerez pas de saignée, dit-il sévèrement. Car l'archevêque Théodore a écrit qu'il est dangereux d'opérer une saignée lorsque la lune est en phase croissante et qu'on est dans le temps de la marée montante. »

Le Barbier se rangea aussitôt à son avis.

Ils campèrent cet après-midi-là dans la jubilation. Après un de ses généreux dîners, le Barbier s'assit près du feu pour compter la recette. Rob crut le moment bien choisi pour aborder un sujet qui lui tenait à cœur.

« Barbier, commença-t-il.

– Hum ?

– Barbier, quand irons-nous à Londres ? »

Occupé à empiler ses pièces, le maître ne voulait pas perdre le fil de son compte. Il murmura, avec un geste vague :

« Un de ces jours, un de ces jours. »

9. LE DON

 

ROB manqua quatre balles à Kingswood, une à Mangotsfield, et ce fut la dernière. Vers la mi-juin, il cessa de s'exercer, les représentations suffisant à entretenir sa souplesse et son rythme. Bien qu'il se sentît capable de passer à six balles, le Barbier préféra le voir progresser dans son travail d'assistant soignant.

Ils traversèrent le Nord comme des oiseaux migrateurs, mais, au lieu de voler, ils cheminèrent par les montagnes entre l'Angleterre et le pays de Galles. C'est à Abergavenny, petite ville à flanc de colline, que Rob intervint pour la première fois dans la consultation. Son appréhension était plus grande encore que pour la jonglerie. Quel mystère que la maladie ! Comment un homme pourrait-il le comprendre et promettre des cures miraculeuses ? Pourtant, le Barbier, lui, en était capable.