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« Ne dis pas de bêtises, je sais que tu ne l'es pas. Les parents meurent, les vieux aussi, c'est naturel, dit-il en finissant l'hydromel dont il avait rempli la corne saxonne. Tu es sûr d'avoir senti quelque chose ?

– Oui, Barbier.

– C'est pas une erreur, une imagination de gamin ? »

Rob secoua la tête, obstinément.

« Moi je dis que tout ça c'est des idées ! Assez sur ce sujet, allons nous reposer. »

Ils ne dormirent ni l'un ni l'autre. Le Barbier finit par se lever, ouvrit un nouveau flacon et vint s'asseoir sur ses talons à côté de Rob.

« Supposons, dit-il avant de boire une gorgée, supposons que tous les habitants de la terre soient nés sans yeux et que, toi, tu en aies.

– Alors, je pourrais voir ce que personne ne verrait.

– Oui. Ou supposons que nous n'ayons pas d'oreilles, mais que tu en aies ? En somme, que Dieu, la nature, ou ce que tu voudras, t'ait fait un don spécial. Suppose que tu puisses dire quand quelqu'un va mourir ? »

Rob restait silencieux. De nouveau il avait peur.

« Ce sont des bêtises, nous le savons tous les deux, dit le Barbier, ce n'est que ton imagination, d'accord. Mais supposons seulement... »

Il se remit à boire d'un air pensif et les dernières lueurs du feu firent briller ses yeux pleins d'espoir.

« Ce serait un péché de ne pas exercer un tel don », dit-il enfin.

A Chipping Norton, ils préparèrent une nouvelle cuvée de Spécifique.

« Après ma mort, quand saint Pierre me demandera : " Comment as-tu gagné ton pain ? " je ne dirai pas, comme d'autres : " J'ai été fermier ou cordonnier. " Moi, je dirai, fit gaiement l'ancien moine, " Fumum vendidi, J'ai vendu de la fumée. " »

Pourtant, le gros homme était bien plus qu'un marchand de douteux remèdes. Derrière son paravent, il était efficace, souvent délicat. Ce qu'il savait faire, il le faisait parfaitement et transmettait à Rob une technique sûre et une main sensible.

A Buckingham, il lui montra comment arracher une dent. Le client, un obèse qui criait comme une femmelette, prétendait avoir changé d'avis et répétait : « Arrêtez ! Arrêtez ! » » Mais la dent devait partir et ils tinrent bon. Ce fut une excellente leçon.

A Clavering, le Barbier loua pour une journée l'atelier d'un forgeron et Rob apprit à fabriquer des instruments en fer. Il lui faudrait une demi-douzaine de séances chez d'autres forgerons à travers l'Angleterre pour obtenir un résultat satisfaisant, mais son maître l'autorisa à garder une petite lancette à deux faces qui fut la première de sa trousse personnelle. Il lui montra aussi quelles veines il faut inciser pour la saignée, ce qui lui rappela douloureusement les derniers jours de son père.

Sa voix devenait grave comme avait été celle du père et il avait des poils sur la poitrine. Les femmes restaient un mystère. Il en avait pourtant vu plus d'une toute nue, en vivant auprès du Barbier ! Il aidait de mieux en mieux son maître et s'habituait à interroger les malades sur leurs fonctions physiques, bien qu'il n'aimât guère s'introduire dans leur intimité.

« Quand avez-vous été à la selle ? » ou « Quand attendez-vous vos règles, »

A la demande du Barbier, il prenait leurs mains dans les siennes dès qu'ils passaient derrière le paravent.

« Qu'est-ce que tu sens dans leurs doigts ?

– Quelquefois je ne sens rien.

– Mais quand il y a quelque chose, qu'est-ce que tu ressens ? »

Rob ne trouvait pas les mots pour le dire. Il avait l'intuition d'une vitalité en face de lui, comme si, scrutant l'obscurité d'un puits, il avait pu deviner ce qu'il contenait de vie. Le Barbier conclut de son silence que ce n'était qu'illusion.

« On devrait retourner à Hereford pour voir si le vieux est toujours vivant », proposa-t-il insidieusement. Rob accepta.

« C'est impossible, bêta ! Et s'il était vraiment mort, on aurait la corde au cou. »

Il continua à ironiser sur le « don », mais, quand Rob négligea de prendre les mains des patients, il le pria de continuer : « Pourquoi pas ? Ne suis-je pas un bon homme d'affaires ? C'est une fantaisie qui ne coûte rien. »

Un soir de pluie, à Peterborough, il se soûla, seul, à la taverne.

Rob alla le chercher vers minuit, le soutint jusqu'au camp et l'installa près du feu.

– Je t'en prie, murmura le Barbier d'un air angoissé, et tendant ses mains. Au nom du Christ ! »

Comprenant enfin, Rob lui prit les mains et, le regardant dans les yeux, il hocha la tête. Alors le Barbier se fourra au lit, rota, se retourna et s'endormit d'un sommeil serein.

10. LE NORD

 

CETTE année-là, le Barbier ne passa pas l'hiver à Exmouth. Ils étaient partis trop tard et la chute des feuilles les trouva dans un village des York Wolds. L'air embaumait des senteurs toniques de la lande. Ils suivirent l'étoile du Nord, faisant dans les villages, tout le long du chemin, de fructueuses étapes et menant la charrette sur un tapis de bruyère jusqu'à la ville de Carlisle.

« Je ne suis jamais allé plus loin au nord, dit le Barbier. A quelques heures d'ici, la Northumbrie s'arrête à la frontière. Au-delà, c'est l'Ecosse, terre d'enculeurs de moutons, périlleuse pour d'honnêtes Anglais. »

Ils campèrent une semaine à Carlisle puis y louèrent une maison. Le Barbier avait pensé acheter un quartier de chevreuil, mais on risquait la corde à prétendre au gibier réservé pour la chasse du roi et il se décida pour une quinzaine de poules.

« Tu t'en occuperas, dit-il à Rob. A toi de les nourrir, de les tuer quand je te le dirai, de les plumer, les vider, qu'elles soient prêtes à cuire. »

C'étaient des bêtes impressionnantes, grandes, au plumage jaune clair, qui se laissèrent voler quatre ou cinq œufs chaque matin.

« Elles te prennent pour un sacré coq ! dit le Barbier.

– Pourquoi ne pas en acheter un ? »

Mais le gros homme, qui aimait les grasses matinées d'hiver et détestait les cocoricos, se contenta de grogner.

Rob, se voyant quelques poils au menton, emprunta à son maître le rasoir de sa trousse chirurgicale ; il se coupa ici et là, mais se sentit un peu plus adulte.

Devant le premier poulet condamné, il se retrouva presque enfant. Il finit par lui tordre le cou de ses fortes mains, en fermant les yeux. L'animal se vengea car il fallut un temps infini pour le plumer, si mal que le Barbier eut un regard de mépris pour son cadavre grisâtre. Mais le maître fit la démonstration d'une véritable magie : en tenant ouvert le bec d'une poule, il lui enfonça la pointe d'un couteau à travers le palais jusqu'à la cervelle. Elle mourut instantanément, en lâchant ses plumes, qu'on pouvait tirer par poignées sans le moindre effort.

« C'est aussi facile de tuer un homme et je l'ai déjà fait. Ce qui est difficile, c'est de retenir la vie, et plus encore de garder la santé. Nous devons toujours avoir cela à l'esprit. »

Le temps était bon pour la récolte des plantes dans les bois et la lande. Le Barbier cherchait surtout le pourpier, qui fait tomber la fièvre ; il fut déçu de n'en pas trouver. Ils prirent des pétales de rose rouge pour les cataplasmes, du thym et des glands à réduire en poudre et à mêler à de la graisse pour enduire les pustules du cou. D'autres exigeaient plus d'efforts, comme arracher la racine d'if qui aide la femme à expulser son fœtus. Ils récoltèrent la verveine et l'aneth pour les maladies urinaires, le lis des marais qui combat les pertes de mémoire dues aux humeurs froides et aqueuses, des baies de genièvre à faire bouillir pour libérer les voies respiratoires, le lupin pour les compresses chaudes qui vident les abcès, le myrte et la mauve qui calment les démangeaisons.

« Tu grandis comme la mauvaise herbe », observa le Barbier, et c'était vrai : Rob était presque aussi grand que lui ; il avait besoin de nouveaux habits.