On fit du neuf avec du vieux. Le tailleur, qui lui donna quinze ou seize ans, avait vu grand et le fou rire les prit d'abord devant le résultat. Rob avait marché pieds nus tout l'été ; il eut aussi des souliers en peau de vache.
A l'église Saint-Marc, il alla un jour demander le père Ranald Lovell, qui avait emmené son frère William. Finalement, personne ne semblait le connaître et ses questions furent inutiles. Le seul conseil qu'on lui donna fut de chercher dans quelque abbaye : les prêtres leur confiaient les orphelins, qui devenaient acolytes après avoir reçu un nouveau nom.
Sur l'étang gelé, Rob essaya de glisser, avec une brunette, fille de fermier, qui lui raconta les potins de la ville ; il fut surpris de tout ce que les gens savaient sur eux. Mais, quand il se présenta à la ferme et demanda à la voir, un homme brun, le père sans doute, lui déclara qu'il n'avait pas de chance, car elle était partie, « la petite garce », et le pria grossièrement de quitter les lieux.
Le Barbier, lui, passait son temps au lit, à siroter de l'hydromel. Un soir qu'une fois de plus il avait ramené une fille de la taverne, Rob essaya de les observer, dans l'espoir de démêler certains détails qui lui restaient obscurs dans les rapports entre les sexes. Mais la lueur du feu n'éclairait que les visages. Au matin, quand la femme fut partie, il amassa un charbon devant le foyer et se mit à dessiner sur le sol une figure féminine.
« Je connais ça... Mais c'est Hélène », s'écria le Barbier, qui le regardait faire.
Il encouragea son élève à continuer : ce talent pourrait être utile. Et le gamin en fut ravi.
11. LE JUIF DE TETTENHALL
IL ne restait plus qu'à attendre le printemps. La nouvelle réserve de Spécifique prête, ils étaient las des exercices de jonglerie ou de magie et le Barbier, qui ne supportait pas le Nord, s'épuisait à boire et à dormir.
« Ce foutu hiver a trop duré, dit-il un matin de mars, ne traînons pas davantage. »
Ils quittèrent donc Carlisle un peu trop tôt et leur progression vers le sud fut lente car les chemins étaient encore en mauvais état. Ils trouvèrent à Beverley un temps plus doux et un public accueillant. Tout se passa bien jusqu'au moment où Rob, introduisant le sixième patient, prit les douces mains d'une femme élégante.
« Venez, madame », dit-il, sentant son pouls s'accélérer.
Les mains moites, il se retourna et croisa le regard du Barbier, qui pâlit et le prit à part, presque brutalement.
« Tu es sûr ? Pas de doute ?
– Elle va mourir très vite. »
Le Barbier revint vers la dame, qui paraissait jeune et saine. Elle ne se plaignait pas de sa santé mais voulait acheter un philtre.
« Mon mari vieillit, son ardeur faiblit et pourtant il m'adore. »
Calme, réservée, elle portait des vêtements de voyage de belle qualité. Une femme riche.
« Je ne vends pas de philtres, madame. C'est de la magie, non de la médecine. »
Elle était déçue et, comme elle insistait, il eut peur d'être compromis dans la mort d'une personne de la noblesse. Ce serait sa perte.
– Un peu d'alcool produit souvent l'effet désiré, dit-il. Fort et pris chaud avant le coucher. »
Il n'accepta pas de paiement et s'excusa dès qu'elle fut partie auprès de ceux qui attendaient encore. Rob chargeait déjà le chariot et ils s'enfuirent une fois de plus. Ils roulèrent sans dire un mot jusqu'à l'étape du soir.
« Dans les cas de mort subite, dit enfin le Barbier, rompant le silence, le regard se vide, le visage perd toute expression, ou parfois s'empourpre ; le coin des lèvres s'affaisse, une paupière se ferme, les membres se pétrifient. On n'en réchappe pas. »
Il soupira et Rob ne répondit pas. Ils essayèrent de dormir. Le Barbier se releva pour boire. « Non, je ne suis pas sorcier », se disait Rob et, ne sachant d'où lui venait ce don inexplicable, il se mit à prier : « Retirez-moi ce terrible don, d'où qu'il vienne. » Il sentait monter sa révolte sans pouvoir la calmer. Ce ne pouvait être qu'un cadeau de Satan et il le refusait.
Sa prière semblait exaucée : le printemps se passa sans incidents. Le Barbier, se rappelant la Saint-Swithin, offrit à Rob de la poudre d'encre et une pierre ponce « pour griffonner des portraits mieux qu'avec un charbon », dit-il. En retour, son élève lui apporta le pourpier tant recherché, qu'il avait enfin découvert dans un champ.
A Leicester, il aida à percer un furoncle, à éclisser un doigt cassé, administra le fameux pourpier à une matrone fiévreuse et de la camomille à un enfant affligé de colique. Puis il accompagna derrière le paravent un homme trapu, chauve, au regard laiteux.
« Depuis quand êtes-vous aveugle ? demanda le Barbier.
– Depuis deux ans. Ma vue a peu à peu baissé jusqu'à ce que je distingue à peine la lumière. Je suis clerc et je ne peux plus travailler.
– Je ne saurais vous rendre la vue, pas plus que la jeunesse, hélas !
– Ne plus jamais voir, c'est dur ! » dit le clerc à Rob qui le reconduisait.
Un homme les écoutait : mince, un visage de faucon avec un nez romain, la barbe et les cheveux blancs, bien qu'il ne parût pas plus de trente ans.
« Comment vous appelez-vous ? » demanda-t-il en prenant le bras de l'aveugle, et Rob reconnut cet accent français qu'il avait entendu si souvent sur les quais de Londres.
« Edgar Thorpe, répondit le clerc.
– Je suis Benjamin Merlin, Médecin à Tettenhall, tout près d'ici. Puis-je examiner vos yeux ? »
Le malade acquiesça et s'assit. L'homme souleva les paupières avec ses pouces et considéra l'opacité blanche.
« Je peux vous opérer de votre cataracte en coupant le cristallin obscurci, dit-il enfin. Je l'ai déjà fait, mais il faut pouvoir supporter la douleur.
– Peu m'importe la douleur, murmura le clerc.
– Alors faites-vous conduire chez moi, à Tettenhall, mardi prochain de bonne heure. »
Rob était abasourdi : cet homme était plus fort que le Barbier ! Il courut après le médecin qui s'éloignait.
« Maître ! Où avez-vous appris cette opération ?
– Dans une école de médecine.
– Et où se trouve-t-elle ? »
Merlin regarda le grand garçon mal vêtu, le chariot bariolé et l'estrade avec ses balles de jongleur et ses fioles au contenu douteux.
« A l'autre bout du monde », dit-il doucement, en enfourchant sa jument noire. Puis il partit sans e retourner.
Rob en parla un peu plus tard, quand ils quittèrent Leicester.
« C'est un Juif, de Normandie, dit le Barbier.
– Qu'est-ce qu'un Juif ?
– Juif est l'autre nom des Hébreux, le peuple de la Bible qui fit mourir Jésus et que les Romains chassèrent de Terre sainte.
– Il a parlé d'une école de médecine.
– Ils donnent quelquefois des cours au collège de Westminster. Un enseignement d'ânes qui fait des médecins minables. La plupart ne sont bons qu'à finir aides-médecins comme toi tu es apprenti.
– Il disait que c'était très loin.
– Peut-être en Normandie ou en Bretagne, fit le barbier en haussant les épaules. Il y a beaucoup de juifs en France et quelques-uns font leur chemin. A Malmesbury, il y en a un qui s'appelle Isaac Adolescentoli. Un médecin célèbre. Tu l'apercevras peut-être quand nous serons à Salisbury.
– Mais c'est dans l'ouest ? Alors, nous n'irons pas à Londres ? »
Le Barbier avait saisi quelque chose dans le ton de Rob ; il savait quelle était sa nostalgie.
« Non, dit-il fermement, nous allons directement Salisbury pour profiter de la foire, et ensuite à Exmouth car ce sera déjà l'automne. Compris ? Mais au printemps, en repartant vers l'est, nous passerons par Londres.
– Merci, Barbier », dit Rob, comblé de joie. Il reprenait courage en rêvant aux petits. Puis, repensant au médecin :