« Croyez-vous qu'il rendra ses yeux au clerc ? »
Le Barbier haussa les épaules.
« J'ai entendu parler de cette opération. Rares sont ceux qui la réussissent et je doute qu'il en soit capable. Mais des gens qui ont tué le Christ peuvent bien mentir à un aveugle ! ».
Puis il pressa un peu le cheval car l'heure du dîner approchait.
12. L'ARRANGEMENT
QUAND ils arrivèrent à Exmouth, Rob se sentit moins dépaysé que deux années auparavant. La petite maison lui sembla accueillante et familière. Le Barbier passa la main sur le foyer et soupira. Ils firent d'amples provisions, comme toujours, mais cette fois les poules resteraient dehors, elles salissaient trop.
« Tu vas me ruiner à grandir comme ça ! s'écria le maître en donnant à Rob une coupe de laine brune qu'il avait achetée à la foire de Salisbury. Je prends Tatus et la charrette pour aller à Athelny choisir des fromages et des jambons ; je dormirai à l'auberge. Pendant ce temps-là, débarrasse la source des feuilles mortes et prépare le bois pour l'hiver. Mais prends le temps de porter l'étoffe à Editha Lipton et demande-lui de travailler pour toi. Tu retrouveras la maison ? »
Rob prit le lainage et remercia.
« Et dis-lui de laisser de bons ourlets ! »
Il connaissait le chemin. Il frappa à la porte, qu'elle ouvrit aussitôt, et faillit lâcher son paquet quand elle lui prit les mains pour l'attirer dans la maison.
« Rob ! Laisse-moi te regarder. Comme tu as changé en deux ans ! »
Il aurait voulu lui dire qu'elle était toujours la même mais il resta muet : elle gardait ses cheveux noirs et son beau regard lumineux. Avec l'infusion de menthe, il retrouva sa voix et se mit à raconter de long en large tout ce qu'il avait vu et fait.
« Quant à moi, dit-elle, cela va mieux. La vie est moins difficile et les gens dépensent plus volontiers pour s'habiller. »
Alors il se rappela pourquoi il était venu et montra l'étoffe.
« Espérons qu'il y en aura assez, car tu es plus grand que le Barbier. Je vais te faire une culotte, une veste large et un manteau. Tu seras mis comme un prince. »
Quand elle eut pris ses mesures il resta encore un moment, hésitant à partir.
« Ton maître t'attend ? Non ? Il est l'heure de manger. Tu partageras mon souper de campagnarde. »
Elle sortit un pain de la huche et l'envoya sous la pluie chercher dans la réserve du fromage et un pichet de cidre doux. Ils mangèrent, burent et parlèrent en bonne amitié.
« Le temps se gâte, ça sent la neige. Tu ne vas pas partir comme ça ? »
Il sortit reporter à la réserve ce qui restait de fromage et de cidre, et la trouva au retour en train de retirer sa robe.
« Il ne faut pas garder tes vêtements mouillés », dit-elle en se mettant au lit.
Nu, il la rejoignit en frissonnant.
« Tu avais plus froid que ça quand tu me cédais ta place dans le lit du Barbier. Pauvre enfant sans mère, je t'aurais bien pris avec moi.
– Je me souviens de votre main dans mes cheveux... »
Il la sentait de nouveau, maintenant, qui explorait son corps.
« Voilà ce que tu dois faire... légèrement... patiemment. »
Malgré le froid, il repoussa les couvertures et découvrit les larges cuisses.
« Vite... », commença-t-elle, mais il avait trouvé a bouche, qui n'avait rien de maternel. Il n'eut pas besoin d'autres instructions. « Dieu, se dit-il, est un bon charpentier. » Elle avait une chaude et active mortaise et lui un solide tenon.
Après avoir, pendant tant d'années entendu d'autres faire l'amour – ses parents dans leur petite maison, puis le Barbier et ses drôlesses –, il découvrait enfin, dans un bouleversement de joie, quel abîme il y avait entre l'observation et la pratique.
Le lendemain matin, on frappa à la porte. Editha courut ouvrir, pieds nus.
« Il est parti ? demanda le Barbier.
– Depuis longtemps ! Il a bafouillé quelque chose... la source à nettoyer... je ne sais quoi. Il 'était endormi homme et s'est réveillé enfant ! »
Le Barbier sourit.
« Tout s'est bien passé ? »
Elle acquiesça, avec une surprenante réserve, et ailla.
« Bien, dit-il, en tirant de sa bourse quelques pièces qu'il posa sur la table. C'est pour cette fois seulement. S'il revient... »
Elle secoua la tête.
« J'ai rencontré ces derniers jours le compagnon d'un fabricant de charrettes. Un brave homme, qui une maison à Exeter et trois fils. Je crois qu'il veut m'épouser.
– Et as-tu dit à Rob de ne pas suivre mon exemple ?
– Je lui ai dit qu'après boire vous n'étiez qu'une brute. Moins qu'un homme.
– Je ne t'avais pas demandé de lui dire cela.
– C'est mon expérience. J'ai dit aussi que son maître se détruisait avec la boisson et les putains. »
Il écoutait avec gravité.
« Il n'aurait pas supporté que je vous critique, ajouta-t-elle sèchement. Il m'a dit qu'à jeun vous étiez un homme sage et un maître excellent qui savait se montrer généreux. »
Alors il s'en alla et, comme elle se recouchait, elle l'entendit siffler.
« Les hommes sont quelquefois un soutien, plus souvent des sauvages, mais toujours des énigmes », se dit-elle avant de se rendormir.
13. LONDRES
CHARLES Bostock avait l'air d'un dandy plus que d'un marchand, avec ses longs cheveux blonds noués d'un ruban, son habit de velours rouge, couvert de poussière à cause du voyage, et ses souliers pointus en cuir souple, apparemment peu faits pour un dur labeur. Mais dans son regard, une lueur froide trahissait le marchand âpre au gain. Il montait un grand cheval blanc, au milieu d'une troupe de serviteurs solidement armés contre les brigands. Il se divertissait en bavardant avec le barbier-chirurgien, qu'il avait autorisé à accompagner sa caravane de chevaux, chargés de sel des salines d'Arundel.
« Je possède trois entrepôts sur la Tamise et j'en loue d'autres. C'est nous, les itinérants, qui bâtissons un nouveau Londres, servant ainsi le roi et toute l'Angleterre. »
Le Barbier approuvait poliment, agacé par ce vantard mais content de se rendre à Londres sous la protection de ses armes, car la route devenait plus dangereuse à mesure qu'on s'en rapprochait.
« Quelles sortes d'affaires traitez-vous ?
– Ici, j'achète et je vends surtout des objets de fer et du sel, mais je me procure aussi à l'étranger des marchandises précieuses : des peaux, de la soie, des pierreries et de l'or, des parures, des pigments, de l'huile et du vin, de l'ivoire, du cuivre, de l'argent, de l'étain, du verre...
– Vous avez donc beaucoup voyagé ?
– Non, répondit Bostock en souriant, mais c'est dans mes projets. J'ai rapporté de Gênes des tentures qui ont été acquises pour leurs châteaux par des comtes de l'entourage du roi Canute. Je veux faire encore deux voyages et devenir baron, comme l'a promis notre souverain aux marchands qui se rendraient trois fois outre-mer dans l'intérêt du commerce anglais. »
Le roi, d'origine danoise, s'était rendu populaire en octroyant à tout Anglais libre le droit de chasse sur ses terres. Régnant aussi sur le Danemark après son frère, il contrôlait la mer du Nord et faisait construire une flotte qui débarrasserait l'Atlantique de ses pirates. L'Angleterre, assurait le marchand, jouirait grâce à lui d'une sécurité qu'elle n'avait pas connue depuis un siècle.
Rob écoutait à peine. A Alton, où l'on s'arrêta pour souper, ils donnèrent devant Bostock une représentation qui payait leur place dans la caravane. Puis ils campèrent dans un champ, à une journée de Londres. Si près de sa ville natale, Rob ne put fermer l'œil : lequel des enfants allait-il chercher le premier ?
Southwark s'était agrandi depuis leur dernier passage. On construisait de nouveaux entrepôts et une foule de bateaux étrangers étaient à quai. Il y avait sur le pont de Londres un tel embouteillage qu'il fallut faire un détour par Newgate. C'était justement la rue du boulanger qui avait emmené Anne Mary. Sautant de la charrette, Rob se précipita vers la petite maison, mais au rez-de-chaussée, une boutique de cordages et autre matériel de marine avait remplacé la pâtisserie. Un petit homme aux cheveux roux l'avait achetée deux ans plus tôt à un nommé Durman Monk, qui habitait, dit-il, un peu plus haut dans la rue. Ce Monk, un vieux garçon entouré de chats, sembla ravi de bavarder.