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« Ainsi, tu es le frère de la petite Anne Mary ? Un bout de fille mignonne et bien polie. Les Haverhill étaient d'excellents voisins ; ils sont partis s'installer à Salisbury », dit le vieillard en caressant un matou tigré au regard farouche.

Rob, l'estomac serré, entra dans la maison de la guilde. Elle était restée la même que dans son souvenir, jusqu'au gros morceau de mortier qui manquait au-dessus de la porte. Quelques charpentiers buvaient autour d'une table, mais il ne reconnut personne.

« Bukerel est là ?

– Qui ça ? Richard Bukerel ? Il est mort depuis deux ans. »

Rob en eut de la peine car cet homme-là lui avait témoigné une certaine bonté.

« Qui est maintenant le procureur ? demanda--il.

– Luard, lui répondit-on. Hé ! Toi, là-bas ! Va chercher Luard, on le demande. »

Un homme trapu au visage couturé, un peu jeune pour ses fonctions, surgit du fond de la salle. Il accepta sans surprise de chercher le compagnon Alwyn dans les registres de la corporation : mais celui-ci n'avait pas renouvelé son adhésion depuis des années et personne ne le connaissait.

« Les membres déménagent souvent et s'inscrivent dans une autre guilde, expliqua Luard.

– Et Turner Horne ? demanda Rob.

– Le maître charpentier ? Il est toujours là, dans la même maison. »

Enfin ! Il allait au moins voir Samuel.

« Il dirige une équipe sur un chantier à Edred's Hithe. Allez le trouver là-bas et parlez-lui directement. »

C'était un nouveau quartier, que Rob ne connaissait pas, au-delà de Queen's Hithe, le vieux port romain. Il dut demander son chemin avant de trouver le charpentier qui construisait une maison sur un bout de pré marécageux. Horne, visiblement contrarié d'interrompre son travail, descendit du toit ; son visage était devenu rubicond et ses cheveux avaient blanchi.

« Je suis le frère de Samuel, maître Horne. Rob J. Cole.

– Ainsi c'est toi ? Mais comme tu as grandi ! » Son regard se chargea de tristesse.

« Il n'a vécu avec nous qu'une année à peine, dit-il. C'était un gentil garçon. Mme Horne l'aimait beaucoup. On leur avait dit et répété : " Ne jouez pas sur les quais. " Pour qu'un conducteur regarde derrière son chargement avant de faire reculer ses quatre chevaux, il faut qu'une vie d'homme au moins soit en péril, pas celle d'un enfant de neuf ans.

– De huit ans. »

Horne le regarda, surpris.

« Si c'est arrivé un an après que vous l'avez pris chez vous, il avait huit ans, dit Rob qui parlait avec difficulté. Il avait deux ans de moins que moi, vous voyez ?

– Tu le sais mieux que moi, fit l'homme doucement. Il est au cimetière de Saint-Botolph, au fond à droite. On nous avait dit que ton père était enterré là. »

Il hésita un instant.

« Les outils de ton père sont toujours en bon état, sauf une scie, reprit-il, embarrassé. Tu peux les reprendre.

– Non, gardez-les, je vous en prie, en souvenir de Samuel. »

Comme il traînait à travers la ville, près de Saint-Paul, quelqu'un lui frappa sur l'épaule.

« Je te connais. Tu es Cole ? »

Retrouvant brusquement ses neuf ans, Rob se demanda un instant s'il allait sauter sur le gars ou tourner les talons. Mais il remarqua qu'Anthony Tite avait maintenant deux têtes de moins que lui, qu'il était seul et souriait. Du coup, il lui rendit sa bourrade amicale, aussi heureux de le voir que s'ils avaient toujours été copains.

« Viens bavarder, j'te paie à boire ; j'ai touché mon salaire de l'an passé. »

Il était apprenti charpentier ; il avait la voix rauque et le teint jaunâtre de ces malheureux qui sont toujours du mauvais côté de la scie, là où l'on respire toute la sciure.

Rob se redressa.

« J'ai fini mon apprentissage », dit-il et il raconta ses voyages avec le Barbier, savourant l'envie qu'il lisait dans les yeux de l'autre. Puis ils parlèrent de la mort de Samuel.

« J'ai perdu ma mère et mes deux frères de la variole ces années-ci, dit Tite, et mon père est mort des fièvres.

– Il faut retrouver ceux qui sont vivants. Personne ne peut me dire ce qu'est devenu le dernier enfant que ma mère a mis au monde avant de mourir. C'est Richard Bukerel qui l'avait placé.

– Sa veuve saurait peut-être quelque chose ? Elle est remariée à un marchand de légumes nommé Buffington. Sa maison n'est pas loin d'ici : juste après Ludgate. »

C'était une pauvre maison, entourée de champs de laitues et de choux. Mme Buffington lui fit bon accueil.

« Je me souviens bien de vous et de votre famille », dit-elle en l'examinant comme un légume exceptionnel. Mais elle ne se rappelait pas que son premier mari ait jamais nommé la nourrice du petit Roger.

« Personne n'avait écrit son nom ? » demanda Rob.

Elle tiqua.

« Je ne sais pas écrire. Vous ne pouviez pas le faire, vous son frère...  ? Mais ne nous fâchons pas, reprit-elle en souriant, car nous avons partagé de durs moments autrefois. »

Alors il s'aperçut à sa grande surprise qu'elle le regardait avec coquetterie, l'oeil brillant. Le travail l'avait amincie, elle avait dû être belle et n'était guère plus âgée qu'Editha. Mais il n'oublierait jamais que cette femme-là avait voulu le vendre comme esclave. Il la quitta froidement et s'en alla.

A Saint-Botolph, le sacristain, un vieux aux cheveux sales, marqué de petite vérole, lui apprit que le père Kempton, qui avait enterré ses parents, était parti pour l'Ecosse, dix mois plus tôt. L'épidémie, dit-il, avait rempli le cimetière ; depuis, les gens se pressaient à Londres, venant de partout, et l'on a vite fait, n'est-ce pas, d'arriver au bout de ses quarante ans de vie !

« Mais vous avez vous-même plus de quarante ans ? observa Rob.

– Je suis protégé par le caractère sacré de mon travail et par toute une vie innocente et pure. »

Il empestait l'alcool.

On ne retrouva ni la tombe du père ni celle de Samuel, mais le jeune if avait grandi au-dessus de Main. Avant de quitter Londres, le Barbier fit graver pour Rob une grosse pierre portant leurs trois noms, avec les dates, et ils allèrent la déposer pied de l'arbre.

« Tu me rendras ça sur tes premiers gains », lui dit-il. Puis il lui montra sur sa carte de l'Angleterre les endroits où ils pourraient encore chercher trace des autres enfants.

14. LEÇONS

 

UN jour de juin, ils étaient couchés au bord d'un ruisseau à regarder les nuages, en attendant que les truites mordent à leurs hameçons ; mais les cannes de saule, posées sur deux branches en Y plantées en terre, ne bougeaient pas.

« La saison est trop avancée pour que les truites se laissent abuser par nos mouches en plumes, dit le Barbier. Dans une quinzaine, quand les champs seront pleins de sauterelles, le poisson sera vite pris.

– Comment les mouches mâles font-elles la différence ?

– Les mouches doivent se rassembler dans le noir, comme les femmes, grogna le maître ensommeillé.

– Mais les femmes ne sont pas pareilles ! Chacune a son odeur, sa saveur, son toucher, su sensibilité.

– C'est bien le vrai prodige qui séduit les hommes. »

Rob se leva et alla chercher dans la charrette un carré de pin sur lequel il avait dessiné à l'encre un visage de femme.

« Vous la reconnaissez ?