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– C'est la fille de la semaine dernière, à Saint-Ives. Pourquoi as-tu mis cette vilaine tache sur sa joue ?

– Elle y était.

– Avec ta plume et ton encre, tu pouvais la faire plus jolie qu'en réalité. Elle l'aurait sans doute référé. »

Rob fronça les sourcils, troublé sans savoir pourquoi.

« En fait je l'ai dessinée après son départ.

– Mais tu l'aurais aussi bien fait devant elle ? »

Rob haussa les épaules et le Barbier s'assit, tout coup réveillé.

« Il est temps que nous tirions parti de ton talent », dit-il.

Le lendemain, chez un scieur de bois, ils firent couper des disques minces dans le tronc d'un jeune hêtre et, pendant la représentation de l'après-midi, Barbier annonça que son assistant ferait le portrait d'une demi-douzaine de personnes du pays. Ce fut la ruée. La foule se pressait autour de Rob pour le voir mélanger son encre. Il possédait et métier et savait observer ; il dessina une vieille sans dents, deux jeunes aux joues rondes... Mais seul le dernier portrait lui sembla réussi : il avait saisi la tristesse de ce visage d'homme vieillissant. Sans hésiter, il ajouta la verrue sur le nez, et le Barbier ne protesta pas car les modèles étaient ravis.

 « Pour six flacons de Spécifique, un portrait gratuit ! » annonça-t-il, et une longue file se forma devant l'estrade, où Rob s'absorbait dans son travail.

Deux jours plus tard, à la taverne de Ramsey, le Barbier se fit remarquer en avalant coup sur coup deux pichets de bière sans reprendre haleine, avant roter comme le dieu du tonnerre. Puis il demanda si l'on connaissait une certaine Della Hargreaves. Le patron haussa les épaules et secoua la tête.

« C'était le nom de son mari ; après sa mort, elle est venue ici voilà quatre ans vivre avec son frère », précisa le Barbier.

Le patron semblait déconcerté.

« Oswald Sweeter, lui souffla sa femme qui apportait une nouvelle bière.

– Ah oui ! C'est la sœur de Sweeter », dit le mari, prenant l'argent de son gros client.

Ce Sweeter était le forgeron du pays, massif et tout en muscles.

« Della ? Je l'ai traitée comme ma propre fille, mais elle ne faisait rien de ses dix doigts. Ça ne pouvait pas durer : elle nous a quittés au bout de six mois.

– Pour aller où ?

– A Bath.

– Qu'est-ce qu'elle fait à Bath ?

– La même chose qu'ici quand on l'a mise dehors. Elle est partie avec un homme, comme un rat.

– A Londres, où elle était notre voisine, elle avait bonne réputation, dit Rob, qui pourtant ne l'avait jamais aimée.

– Eh bien, mon jeune monsieur, ma sœur, aujourd'hui, c'est une rien du tout, qui se vendrait plutôt que de gagner son pain. Vous la trouverez chez les putains. »

Un matin, après une semaine de pluie, ils s'éveillèrent par un jour si doux et si lumineux que les tristes souvenirs furent oubliés.

« Un monde neuf où se promener ! » dit le Barbier.

Entre deux éclats de corne saxonne, ils chantèrent à pleine voix dans les chemins forestiers où alternaient le chaud soleil et l'ombre fraîche des feuillages.

« Qu'est-ce que tu désires plus que tout ? demanda tout à coup le Barbier.

– Des armes, répondit Rob sans hésitation.

– Je ne t'achèterai pas d'armes, dit le maître, qui avait perdu son sourire.

– Pas une épée, mais une dague, car nous pouvons être attaqués.

– Les voleurs de grand chemin y regarderont à deux fois avant de s'en prendre à des gaillards comme nous. »

Après des siècles d'invasions sanglantes, chaque Anglais pensait en soldat. Le port des armes était interdit aux esclaves et les apprentis n'avaient pas les moyens d'en acheter ; les autres mâles, outre les cheveux longs, affichaient leurs armes comme une preuve de liberté. Et il est vrai, songeait le Barbier soudain las, qu'un petit homme avec une lame tuera plus sûrement qu'un costaud désarmé.

« Tu dois savoir te servir d'une arme quand sera venu pour toi le temps d'en porter. C'est une partie de ton éducation qui a été négligée. Je vais t'enseigner l'art de la dague et de l'épée.

– Merci, Barbier », dit Rob, rayonnant.

Dans une clairière, le maître, comme il l'avait fait pour la jonglerie, expliqua la manière de tenir chaque arme, les gestes précis pour la manier efficacement, les attitudes du corps. Et, surpris de l'aisance avec laquelle son élève faisait tournoyer la lourde épée, il le vit non sans appréhension se lancer à travers la clairière et pourfendre en hurlant un ennemi imaginaire.

La leçon suivante eut lieu quelques nuits plus tard, dans une taverne de Fulford, pleine d'une foule bruyante. Les meneurs de troupeaux de deux caravanes, les uns anglais, les autres danois, buvaient en se regardant comme deux bandes de chiens de combat. L'un des Danois avait un cochon, attaché par le cou au bout d'une corde dont il fixa l'autre extrémité à un poteau au milieu de la salle. Il défia alors l'homme assez courageux pour mener avec lui une chasse à la dague, après s'être fait bander les yeux. Un Anglais, Dustin, ayant accepté, on acclama les adversaires et l'on prit des paris, tandis que d'autres, prudents, vidaient leurs verres avant de s'éclipser. Le Barbier retint son élève qui semblait prêt à les suivre.

On banda les yeux des concurrents et chacun fut relié au même poteau par une longue corde nouée à l'une de ses chevilles. Ils burent encore et tirèrent leurs dagues.

Le cochon tournait en rond et, dès qu'il cria, les deux hommes, le repérant au son, s'en approchèrent sans se voir : Vitus, le Danois, leva son arme sur l'animal, et Dustin, avec un soupir, sentit la lame déchirer son bras. Ils s'insultèrent. Enfin, le porc blessé criant sans cesse devint une excellente cible, mais la main de Dustin manqua son but, et sa dague s'enfonça jusqu'à la garde dans le ventre de Vitus, qui s'affaissa avec un sourd grognement.

On n'entendait plus dans la taverne que les braillements du cochon. Les Danois, sans un mot, emportèrent leur camarade ; aussitôt le Barbier et Rob se frayèrent un chemin pour tenter de lui porter secours, mais il n'y avait plus rien à faire. L'homme perdait ses entrailles, mêlées d'excréments et de sang.

« Pourquoi le ventre ouvert d'un homme sent-il plus mauvais que celui d'un animal ? » dit le Barbier en retenant Rob près du mourant comme on met dans son urine le nez d'un jeune chien.

Ils continuèrent à pratiquer les armes, mais l’élève, plus réfléchi, avait quelque peu apaisé sa fougue.

A Salisbury, il chercha en vain des traces d'Anne Mary et du boulanger Haverhill, comme, dans les abbayes rencontrées en chemin, il s'était enquis ans succès du père Lovell et de William, son protégé. Alors il sentit que sa famille était perdue pour toujours, et comprit avec un frisson que, quoi qu'il arrive désormais, c'est tout seul qu'il faudrait affronter.

15. LE COMPAGNON

 

QUELQUES mois avant la fin de l'apprentissage, ils s'installèrent devant des pichets de bière brune, dans la taverne d'Exeter, pour discuter des conditions d'emploi. Le Barbier buvait en silence, perdu dans ses pensées, et finit par proposer un maigre salaire.

« Avec un costume neuf en plus », ajouta-t-il, comme dans un élan de générosité.

Rob le connaissait bien, depuis six ans qu'il vivait avec lui.

« Je ferais mieux de retourner à Londres », dit-il en haussant les épaules, puis il remplit leurs gobelets.

Le Barbier l'observait en hochant la tête.

« Un costume tous les deux ans, que tu en aies besoin ou non ! »

Ils commandèrent une tourte au lapin que Rob mangea avec appétit. Le gros homme s'en prit violemment au tavernier :

« Cette viande est dure et mal assaisonnée ! » grogna-t-il, et il poursuivit : « On pourrait augmenter un peu le salaire... Un petit peu.

– Elle est maigrement assaisonnée, dit Rob, c'est une chose que vous ne faites jamais. Vous m'avez toujours battu à ce jeu-là.